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Mukhadjirs de Bosnie, récit d’un voyage au bout du destin 

dimanche 4 février 2001, par Predrag Matvejević (Date de rédaction antérieure : 1993).

A la fin du printemps 1992, je me suis rendu en Italie. Comme il était interdit de survoler l’espace aérien croate à cause de la guerre, j’ai pris le train de Zagreb à Trieste, puis l’avion jusqu’à Turin, où devait avoir lieu un débat sur "la littérature est-européenne et les nouvelles frontières". J’avais l’intention de parler de l’architecture de la frontière, des "bornes en temps que signes", des limites naturelles parce que créées par les rivières, les vents et les montagnes, de celles artificielles créées par les hommes, les guerres ou les empires. Les scènes dont je fus le témoin durant ce voyage m’amenèrent à modifier mon propos.

Le train que j’avais pris était bondé de réfugiés qui cherchaient à échapper aux massacres en Bosnie et Herzégovine, qui fuyaient Sarajevo, où j’ai passé une partie de ma jeunesse, Mostar, où je suis né, ainsi que d’autres villes et villages qui me sont connus. Dans les wagons de seconde classe s’entassaient des femmes d’âges divers, des vieilles soutenues par leurs filles, des mères accompagnées d’enfants. Seuls les hommes âgés s’étaient joints à elles, les plus jeunes étant restés pour combattre. Il y avait là des Croates catholiques et des Musulmans bosniaques que je distinguais à leur accent. Les Serbes orthodoxes étaient partis dans la direction opposée, vers l’est, en Serbie : certains avaient dû fuir sous la contrainte, chassés par leurs compatriotes. Il ne leur avait pas été facile, à eux non plus, d’abandonner leurs foyers. Autour de moi j’entendais prononcer des noms qui m’étaient familiers depuis l’enfance : Emina, Enes, Enver, Pero, Ante, Jasmina, Ismaïl, Andjelka, Almira, Mira. Rien que des pauvres, ceux qu’on nomme raïa en Bosnie depuis l’occupation turque. Des femmes âgées, la tête couverte d’un foulard, vêtues de bric et de broc ; des hommes avec une barbe de plusieurs jours, la peau tannée par le soleil auquel ils avaient été longtemps exposés, la chaleur étant venue d’un coup en ce printemps sans pluie.

Durant la dernière guerre, j’avais vu des réfugiés semblables. Nous les appelions mukhadjir, terme arabe importé dans nos contrées par les Turcs. La plupart de mes compagnons de route ne savaient pas où ils allaient au juste. Certains d’entre eux avaient de la famille qui travaillait en Croatie ou en Slovénie. Tous traînaient valises usées, balluchons, cartons mal ficelés, sacs en plastiques se déchirant à tout instant. Les uns avaient longé la côte adriatique, embarqué à bord de ferries ; ils ont pris le bateau sans doute pour la première fois de leur vie, jusqu’à l’île de Pag puis vers Rijeka. D’autres étaient venus par la terre ferme, montant vers le nord, pour contourner les localités dangereuses. Tous n’avaient pu franchir la frontière qui sépare dorénavant la Bosnie de la Croatie : plusieurs manquaient de ressources, l’aide internationale était insuffisante, il y avait déjà trop de réfugiés en Croatie.

A la frontière slovène, le train s’arrêta. Nombre de voyageurs durent en descendre, la Slovénie ne pouvant les accueillir. (Un de mes amis de jadis, ancien écrivain devenu ministre, avait déclaré qu’il convenait de limiter rigoureusement le nombre des réfugiés. La générosité est une vertu rare.) Entre la Croatie et la Slovénie, un poste de douane, flambant neuf, avait été érigé mais je n’eus pas le temps d’en étudier l’architecture ni la sémiotique. J’étais souvent passé par ici autrefois, j’avais appris le slovène et me sentais chez moi dans cette région. Je devais m’habituer au fait qu’il existait désormais de nouvelles frontières entre Etats. Je ne pus rien faire pour les réfugiés de mon pays natal, qui durent rebrousser chemin. Pour aller où ? Alors que l’armée qui se dit yougoslave bombardait leur maison.

Je poursuivais mon voyage avec ceux qu’on avait laissé passer. Nous approchions maintenant de la frontière italienne. Le train, qui ne respectait plus les horaires, s’arrêta dans la gare de Divaca, tout près de l’Italie. Une centaine de mes compagnons de route descendirent des wagons. Ils voulaient à tout prix rester dans pays, ne pas partir à l’étranger. Ils se heurtèrent à un groupe de policiers, voulant s’en débarrasser. On les assura que tout était prévu pour les accueillir en Italie. On repoussa les plus insistants. " Nous voulons rester ici. Nous sommes ici chez nous. " Ainsi parlaient les vieillards. Les femmes pleuraient. Mais pas toutes : certaines semblaient ne pas comprendre, absentes, comme anesthésiées. Les enfants marchaient sur les rails, faisaient leurs besoins, semaient la pagaille, au grand dam des représentants de l’ordre.

Le train attendait.

On finit par se mettre d’accord : la moitié des réfugiés resterait, l’autre poursuivrait son chemin. Le passage de la frontière italienne se fit sans formalités ou presque. A Opicina, nous fûmes accueillis par la population slave de la région et les Italiens : il y avait là la Croix Rouge et Caritas, radio et télévision, paquets bien enrubannés, à l’italienne, cadeaux apportés par les gens de bonne volonté. Près de la frontière, on avait dressé des villages de toile, appelés pompeusement tentopolis. Les mukhadjirs de Bosnie-Herzégovine s’y installeraient. Certains seraient aussitôt transférés dans des bourgades frontalières, dont ils entendaient pour la première fois les noms sonores : Cervignano, Cividale, Paluzza, Pontebba, Caserma Monte Pasubio. Les enfants se réjouissaient : les colis contenaient des sucreries.

Nota : Deux jours plus tard, le ministre italien chargé de l’action humanitaire, devait déclarer publiquement qu’il n’y avait plus de place sur la péninsule apennine pour les réfugiés de Bosnie-Herzégovine ; désormais, on leur enverrait de l’aide dans les Balkans. Par quel chemin ?

Je passai la nuit à proximité de la frontière, à Trieste : un’identita di frontiera, a écrit mon ami Claudio Magris qui vit dans cette ville italienne et un peu slave aussi, méditerranéenne et cosmopolite. Je me souvins d’un refrain que j’avais entendu pour la première fois durant la guerre, de la bouche d’un soldat italien qui avait déserté après la capitulation de son pays et que nous avions caché quelques semaines dans notre maison avant qu’il ne rejoignît les partisans : Senza frontiere, senza bandiere... Il était de Trieste et s’appelait Mario. J’ai oublié son nom de famille. Il croyait à son utopie.

J’ai raconté cette histoire à mes amis de Turin, Italiens et étrangers venus assister au colloque : à Ismaïl Kadaré, qui vient de retourner en Albanie d’où il avait émigré, à Vittorio Strada, un des meilleurs spécialistes de la littérature russe qu’il m’ait été donné de rencontrer, à Izraïl Metter et Grigori Kanovitch, écrivains juifs de Russie hantés par la question de savoir s’ils devaient rester ou non dans le pays où ils avaient vu le jour, à Norman Manea qui s’est retrouvé entre la Roumanie qui l’avait condamné à l’exil et l’Amérique qui lui offrait l’asile, à d’anciens de l’Est devenus citoyens de la République Fédérale après la chute du mur de Berlin, à des Polonais, des Hongrois et d’autres qui ont connu un sort semblable au nôtre. Tous m’ont demandé le pourquoi de cette haine surgie entre les peuples de l’ex-Yougoslavie qui hier encore vivaient paisiblement côte à côte, la raison de ces atrocités. Est-ce uniquement à cause de Milosevic ? Milosevic est, certes, un criminel de guerre, mais il n’est pas le seul. Un ami de Rome m’a proposé d’écrire une lettre à ce sujet pour la revue qu’il dirige. Des lettres, je n’en ai écrit que trop. Encore une, pour cet épistolaire ?

Il y a une dizaine d’années, dans mon livre La Yougoslavité d’aujourd’hui (que j’écrivis parce que je redoutais ce qui allais se passer), j’ai vu la haine mais non la fureur, j’ai senti l’intolérance mais pas le déchaînement. Dans les littératures yougoslaves, Ivo Andric a sans doute été le seul à pressentir une telle malédiction. Il a écrit un texte étrange, daté de 1920 (le maître de la nouvelle eut également recours au genre épistolaire). Attendant un train dans une gare de province (de tout temps, ils étaient en retard dans les Balkans) il rencontre un ancien camarade d’école, Maks Levenfeld de son nom, Juif séfarade d’origine, qui s’apprête à quitter la Bosnie et la Yougoslavie tout juste unifiée. Levenfeld a entendu, la nuit à Sarajevo, la même heure sonner, à des intervalles plus ou moins grands, à la cathédrale catholique, puis à l’église orthodoxe et enfin à la Tour Sahat de la mosquée du Bey. " Dieu savait quelle heure il était pour les Juifs, qu’on la calculât à la manière séfarade ou ashkénaze. Quatre calendriers qui ne parviennent pas à s’accorder, fossé qui sépare les différentes confessions, si profond que seule la haine parvient parfois à les franchir, visages émaciés et sinistres que l’on croise parfois près des lieux de culte, vieux instincts et esprit de clan tapis ", voilà ce qui poussait Maks Levenfeld, médecin et humaniste, à quitter le pays où il avait vu le jour et entendu pour la première fois le murmure de la rivière Miliatzka qui traverse la ville. " Ce vous avez de plus sacré se trouve par delà monts et vallées tandis que l’objet de votre dégoût et de votre haine est là tout près de vous... Vous aimez ardemment votre terre natale, mais de trois ou quatre façons qui s’excluent l’une l’autre et se heurtent souvent, avec une ferveur qui engendre une hostilité sans merci." Le médecin qui envoya à l’auteur de La prison nommée Cour Maudite la lettre d’où sont extraits ces passages émigra d’abord en France, où il soigna gratuitement nos travailleurs émigrés. Il mourut, d’après le narrateur, dans un hôpital de l’armée républicaine que bombardèrent les avions fascistes, en l’Espagne de 1938, dans une bourgade aragonaise dont aucun de nos compatriotes ne savait prononcer correctement le nom. Telle fut la fin de celui qui avait fui la haine.

Post scriptum.

En s’enfuyant vers les frontières, les hommes et les femmes qui furent mes compagnons de voyage fuyaient en fait leur destinée. Peu de temps après que j’eus écrit cette lettre, nous apprîmes l’existence des camps d’extermination ou d’ossuaires dans les régions qu’ils avaient quittées : Trnopolje, Srebrenica, Gorazde, Omarska, Cerska, Odzak, Manjaca. Nous vîmes des images si horribles que nous eûmes du mal à en croire nos yeux : violences de toutes sortes, épuration ethnique, massacres. Ces images sont malheureusement vraies, ainsi que cette histoire qui parle des mukhadjirs de Bosnie et d’Herzégovine.

P.-S.

Première publication de ce texte en 1993.

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