La Revue des Ressources

Méthode 

dimanche 12 juillet 2009, par Serge Velay (Date de rédaction antérieure : 4 janvier 2007).

Se débâillonner et libérer la vie emprisonnée.

Je ne sais pas d’autre manière d’écrire selon cette nécessité, en combinant le vécu et l’intelligence théorique pour se porter à la pointe de son ignorance ou de son savoir ; en ne s’adressant qu’à des solitaires, jamais à des groupes ; et en usant du style comme on joue du couteau ou l’on assemble les pièces d’une bombe. Agencer les mots en sorte que ma phrase mourrait d’un seul mot coupé, je n’ai jamais cru devoir écrire autrement, et me livrer à cette activité m’a gratifié de quelques découvertes qu’il ne m’aurait jamais été donné de faire autrement.

Parce qu’il n’y a rien de vivant du contenu d’un livre, qui n’aspire à s’en échapper pour rejoindre la vie, je considère qu’écrire consiste à produire et à transmettre de l’énergie. Il est manifeste que la vie partout s’impatiente, que l’énergie enfle et gronde derrière les conventions. C’est pourquoi, contre l’opinion des gens de lettres, je soutiens que la littérature n’est pas une fin en soi. « Je suppose, écrivait Francis Ponge, qu’il s’agit de sauver quelques jeunes hommes du suicide et quelques autres de l’entrée aux flics ou aux pompiers. » Il ajoutait : « Qu’il existe une seule autre raison honorable d’écrire, personne à ce jour n’a réussi à m’en convaincre. » Moi non plus. A l’égard de la littérature, j’ai conçu plus que du soupçon. J’y reviendrai.

J’ignore tout des soucis et des plaisirs menus que dispense le commerce exclusif avec soi-même. (Au demeurant, ce que d’aucuns appellent gravement leur vie intérieure ne s’éploie que dans un réduit ; quant à la prétention à l’originalité, elle n’est que le tribut, en banalités et en lieux communs, que l’on consent à l’air du temps.) Je n’ai pas non plus le goût des confidences, encore moins celui de la confession. Je dois pourtant faire un aveu : ayant connu le malaise de s’égarer et la disgrâce de se désunir, j’ai été tout près de renoncer à écrire, et l’élan qui me porte aujourd’hui est un sursaut. Si je me suis résolu à relater cet épisode de mon existence, c’est pour mettre au jour les raisons d’une urgence : tracer une ligne de résistance absolue aux capitulations que demande à la vie un ordre des choses qui sature le monde d’inauthenticité. Le monde est à re-figurer. Parce que c’est d’abord dans les têtes qu’il se creuse et se résorbe, sa réalité et ses dimensions dépendent du point de vue à partir duquel nous le considérons, et de notre capacité à « résister aux paroles ». Par conséquent, changer la face des choses suppose que chacun détermine le degré d’ouverture de son angle. Je m’essaierai à préciser le mien.

Que l’ordre régnant s’emploie sans relâche à annihiler notre vigilance et à attenter à nos forces de vie, ne saurait excuser toutes nos erreurs et nos lâchetés. Celles que j’évoquerai, qui me sont imputables, devraient mettre en évidence certains des reniements dont notre époque s’est rendue coupable. Dans les circonstances que j’aurai rapportées, je ne me serai donc pas montré à mon avantage. Ceux des lecteurs qui feront mine de ne pas l’avoir aperçu, me blâmeront pour ma complaisance ou mon égotisme ; et prenant prétexte de mes outrances, ils nieront tout ce que notre époque a travesti et gâché, afin de s’exonérer de la part qu’ils ont prise eux-mêmes à ce désastre.

Parce que l’émotion chez moi précède toujours le raisonnement, je n’exposerai que les vérités que j’ai senties. Affirmer mes partis pris devrait suffire à attester de mes répugnances et de mes refus. A ceux qui me feront grief de partialité, j’oppose par avance que leur souci d’objectivité ne se soutient que du besoin de s’abuser sur notre temps ; et que subordonner ses qualités de courage aux artifices fabriqués par l’adversaire dans ses seuls intérêts, c’est rien moins que vouloir les dissiper en pure perte. La suspension du sens, si caractéristique de notre époque, impose que chacun en appelle à ses propres dispositions. Que je pourrais m’être jeté en avant parce que les miennes m’inclinent à l’emportement, je suis prêt à l’admettre ; les bons esprits qui jugeraient cette manière indigne, devraient tout de même s’aviser que l’immobilisme a toujours été un obstacle à la compréhension.

La plupart des citations contenues dans ce texte se sont imposées d’elles-mêmes ; et celles que j’ai mobilisées intentionnellement auront moins concouru à étayer ma démonstration, qu’à aménager des ressauts pour conjurer mon vertige. Si je n’ai pas marqué tous mes emprunts, lorsqu’ils les auront découverts, ceux qui lisent encore des livres pourront juger de l’usage que j’en ai fait. Qu’on ne connaît les livres que par ce qu’on en dit est un des traits remarquables de notre temps où la prétention le dispute au crétinisme. (1) On conviendra donc de l’intérêt à garder le principal de ses sources par de vers soi : à tout prendre, il vaut mieux laisser le lecteur dans l’ignorance que lui fournir matière à grever ses préjugés. Au surplus, il est vain de louer dans un ouvrage les mérites qu’on attache à un nom tenu pour rien sur la place publique, puisque même les livres dont on parle ne sont pour ainsi dire jamais lus. En dépit de ces obstacles, restent le dessillement et l’éveil dont la lecture peut se révéler prodigue. Il arrive que le lecteur se saisisse de ce qu’il avait longtemps ignoré ou méprisé ; sous réserve qu’on lui ait fait hommage d’un propos comme on jette des graines aux oiseaux ou qu’on lui ait signifié sa mise en demeure comme on caillasse un chien vicieux pour le décourager.

En exposant les raisons d’un désenchantement, j’aurai tenté de donner forme à ma rage. Sous la pression d’un ordre qui n’a de cesse de réduire toujours plus nos vies si faiblement imprévues, on ne peut pas danser tous les jours. D’où le ton véhément de ces pages piquées ici et là d’approximations, d’exagérations et de contradictions. Je ne m’en excuse pas ; je n’ambitionnais pas de payer ma quote-part au parti de la mesure et du bon goût, ni d’apporter toutes les preuves utiles à ma démonstration. Lorsque tout est en mal d’être pensé, les nécessités commandent plus que l’impétuosité et l’opiniâtreté d’un seul. (2)

Avant tout, je tenais à vérifier où j’en étais avec ma volonté de refus. Je sais maintenant qu’elle est entière. Ce faisant, j’aurai peut-être montré pourquoi la vie, qui n’a pas de sens, vaut quand même d’être vécue. Mais ce dont ce petit livre est peut-être porteur, je l’ignore, car "ce que nous voulons dire ne suffit pas à dire ce que nous écrivons".

P.-S.

(1) Yves Michaud observait récemment : « Aujourd’hui, la lutte n’est plus entre le bien et le mal, mais entre l’intelligence et la connerie. » Ainsi s’estime-t-on fondé, par exemple, à flétrir l’œuvre de tel penseur sous prétexte que sa sœur s’est commise avec le régime nazi ou à ironiser sur la sincérité des mobiles de tel séditieux sous prétexte que sa mère aurait eu beaucoup d’amants... Où l’on boucle dans le carcan du « roman familial » deux œuvres dont on cherche à prévenir et neutraliser les effets. Pour occulter une pensée hétérodoxe ou subversive, on commence toujours par la désamorcer en la réduisant à la commune mesure. Cette méthode de falsification a fait ses preuves depuis longtemps. On y recourt aujourd’hui avec d’autant plus de succès, que ce n’est plus l’usage que l’on fait des choses qui authentifie leur valeur, mais leur valeur vénale, indexée sur ce qu’on en dit.
(2) Ceux qui s’entêtent encore à chercher la vérité, disposent tout de même d’une recette quasiment infaillible pour approcher aujourd’hui la réalité des faits. Mario Tronti recommande : « Prenez le sens commun intellectuel de masse. Renversez-le. Vous ne serez pas loin d’atteindre la vérité. Relative. » Cf. Mario Tronti, Crépuscule de la politique, traduit de l’italien par Michel Valensi, L’Eclat, éditeur, 2000.

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