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Le point de hasard 

Extrait de "La seconde chance"

vendredi 18 septembre 2009, par Anne Vernet

Nous sommes en 2091. La caste dominante jouit des "libertés ouvertes", la masse de la population étant assujettie aux "libertés fermées". Après un cataclysme écologique et deux guerres révolutionnaires avortées, la mondialisation est enfin achevée, les règles clairement affichées : "Toute communauté se partage entre l’élite et la multitude. La première se compose des créateurs de richesses et gens éclairés, la seconde de la masse du peuple."

« El Nordeste… »
Un peu intimidé, Tino se racla la gorge. « Je dois être l’un des derniers survivants de l’Année Sans Date – l’un de ceux déjà adultes, à l’époque. »
Il s’obligea à regarder l’objectif en face et à sourire.
« Lors du dernier Jubilé, d’autres que moi vous ont fait part de leur expérience. Aujourd’hui, ils sont morts, et c’est mon tour. »
Il toussota encore. « El Nordeste… On nous appelait Sans-terre. Pourtant nous étions bien les seuls peut-être à la connaître – mais, tu sais, c’est cette façon de nommer les choses : qui ne possède pas n’est rien. Donc, nous étions sans terre puisque nous nous contentions de vivre avec elle  : leur langue elle-même ne veut plus rien dire. Notre village comptait une soixantaine de personnes, dont la moitié d’enfants. Nous avions notre école, notre science, notre culture, notre philosophie, notre langue. Et nos ateliers d’art : grâce à eux nous survivions durant les huit mois de l’année où le propriétaire nous interdisait de travailler. Pendant ces huit mois, nous devions laisser la terre à ses troupeaux. Jamais les propriétaires n’ont pu nous obliger à envoyer nos enfants dans leurs écoles, où ils auraient appris, comme tout premier alphabet, qu’ils étaient des primitifs. Eux ne mettaient jamais les pieds chez nous. Le village était une sorte de no man’s land autonome. Nous y étions égaux, tous, homme ou femme. Les enfants étaient consultés, on tenait compte de leur pensée. Ils apprenaient des chansons : que l’homme est un poussin, qu’il lui faut briser sa coquille et que personne ne le fera pour lui : “brise ta coquille, petit poussin, l’heure est venue, brise ta coquille, il faut changer le monde.”
Le propriétaire nous laissait travailler la terre quatre mois durant – ces mois de mauvaise saison, capricieuse et violente, pendant lesquels il faut tenir les bêtes à l’enclos. En quatre mois il fallait faire une année : défricher, semer, espérer que les pluies viennent et, si elles étaient venues, récolter puis semer de nouveau pour les troupeaux du proprio et “tout lui rendre en l’état ”. S’il ne pleuvait pas, ou pas assez cette saison-là, nous étions sans ressources : pour l’art de l’argile aussi il faut de l’eau. Les enfants tombaient malades. Les femmes n’avaient plus de lait. Les chèvres aux pis flasques erraient au milieu des gamins qui n’avaient plus la force de pleurer dans les bras de leurs mères.
Pourquoi nous laissait-on ce luxe, Gorki, dis-moi : jouir, pendant la pire saison, de la terre qui nous avait vu naître, tu veux me le dire ? Parce que nous avions le don de l’eau. Jamais aucun technocrate n’a pu comprendre, jamais, comment nous faisions pour savoir, d’année en année, d’où allaient jaillir les sources. Nous avions le droit de vivre de la terre quatre mois par an à condition d’informer le propriétaire des lieux où jailliraient ses sources, pour ses bêtes. Et si jamais nous, nous osions y boire, ses gardes nous tiraient dessus. Nous n’avions droit qu’à l’eau du ciel – s’il daignait en lâcher un peu.
Il en lâchait toujours trop peu. Et de moins en moins.
Hein, c’était clair : le seul intérêt que nous trouvait le propriétaire, c’était notre science de l’eau. Alors, il nous tolérait. Voilà : on repérait les sources, on plantait des piquets avec des drapeaux et lui, il y mettait aussitôt des gardes qui nous tiraient dessus si nous avions la témérité d’y puiser une goutte, d’y laver une blessure. C’était le prix de la terre.
Mais jamais nous ne serions partis. Quelques-uns, découragés, étaient allés vers les villes, oh ! on savait ce qu’ils devenaient : les hommes, bandits ou ouvriers – ils mouraient vite dans les deux cas – et les femmes, bref.
Il s’en était trouvé qui étaient revenues, et on avait compris.
Puis un jour l’État promulga la loi agraire du Nouveau Brésil Populaire. On nous donna des arpents en propre. L’exploitation était soumise aux coopératives. C’était les propriétaires qui avaient arrangé ça sous la pression des syndics : pour notre bien. Il fallait obéir aux échelonnements des cultures, imposées par les coopératives – et nous étions toujours assujettis au faix de l’eau : désigner les sources et garantir le passage des troupeaux sur les terres, selon la topographie changeante de l’eau. Aucune planification ne peut tenir devant cet impératif. Mais tant pis : le ministère de l’Agriculture, celui de l’Eau et les éleveurs s’ignoraient mutuellement. Nous devions obéir à des ordres contraires. Les technocrates. Ils ne voulaient rien savoir : on était ignares, des Indiens paresseux puisqu’on n’avait pas envie d’argent. Nous avons envoyé quelques enfants dans leurs écoles, pour devenir ingénieurs. Tu sais ce qu’ils ont fait ? Ils les ont expédiés sur les serras des plateaux du Sud – là où il n’y avait que des mines –, pour y faire de la canne à sucre ou du maïs pour les biocarburants. Tout ça au beau milieu des Minas Gerais. Ceux qui revinrent, dégoûtés, ils les appelèrent déserteurs. Nous, on devait cultiver des semences mortes. Les syndics firent des razzias au village pour détruire les silos parce que nous résistions au progrès. On ne pouvait plus réserver de semence : chaque année on dépendait des programmes. Il fallait cultiver leurs nouvelles espèces idiotes, expérimentales : c’était la loi du marché. Nous savions qu’à l’autre bout du marché des gens comme toi avalaient les poisons qu’on semait, et que les avions venaient arroser de nutriments : nous, quand on en recevait sur la gueule, des nutriments, on tombait malade. On trouvait des animaux morts, difformes ou fous, qui ne reconnaissaient plus leur chemin. Alors, pour la première fois, nous avons décidé de prendre les armes. Oh, c’était bien plus que nous et nos “droits”, comme disent les humaniteros, que nous défendions : ce n’était pas notre droit à la terre, mais les droits de la terre. Jamais nous n’aurions pris les armes pour nous. Nous ne savions absolument pas comment faire. Nous n’avons aucune culture de la guerre, aucune expérience des armes, des combats. Tout chez nous se résout par la parole. Mais nous ne voulions plus que quiconque se mêle de nous aider. Ceux qui étaient revenus des villes se procurèrent, on ne sait comment, cinq petits pistolets et des cartouches que nous avons cachés dans des doublures faites exprès à nos pantalons. Nous sommes allés sur la terre, les soixante avec les enfants, nous avons brûlé les semis frelatés et les semences mortes. Puis nous nous sommes assis dans les cendres et nous avons fait la grève des sources.
Ils sont devenus fous. Ils sont venus avec des soldats et des camions et nous ont emmenés, les hommes, une vingtaine, à la prison de Teresina, en ordonnant aux femmes et aux enfants de tout remettre en l’état.
Nous étions trois sourciers : le vieux Patu et les deux jeunes qu’il enseignait, dont moi. Les juges voulaient la clé de l’eau. Ils menacèrent de nous laisser mourir de soif. Mourir de soif, on avait l’habitude – et du cactus dans nos poches. Ils nous ont entassés dans une cellule, les vingt, et bouclés sans même nous fouiller, hein, des Sans-terre…
C’est le troisième jour de captivité que c’est arrivé : juste avant l’aube, le hurlement des sirènes. Un grondement bizarre roulait, au loin. Des voitures sillonnaient les rues avec des haut-parleurs qui braillaient des consignes : ça s’est mis à courir dans la prison, ça criait des ordres, les grilles claquaient avec un bruit d’enfer. Les prisonniers hurlaient pour qu’on leur ouvre, que les autres étaient des chiens pisseux, qu’ils les laissaient mourir comme des rats. Mais les camions ont démarré et les autres hurlaient toujours. Ils frappaient contre les murs, les grilles. On a tiré au pistolet dans la serrure, ouvert la porte, couru dans les couloirs et tiré dans toutes les serrures jusqu’à ce qu’on n’ait plus de balles. Il restait encore des portes fermées.
On a cherché des armes : il n’y en avait plus.
Ceux qui sont restés, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. »

Tino leva les yeux sur Gorki. « Une chose que je ne t’ai pas dite : Kipuni n’est pas venu avec nous – mon frère des sources, que Patu enseignait avec moi. Il voulait rester avec les autres, pour les aider du dehors. Patu l’a pris à part, ils ont parlé un peu, et le vieux lui a passé autour du cou son cordon de sourcier, avec la pierre de l’eau. Et voilà : on leur a fait passer à boire et à manger, des cordes et des outils, et on est sortis.
On a voulu descendre en ville, mais c’était impossible : la foule montait vers le fort. De partout, les gens fuyaient la plaine. Plus de téléphone, de radio, d’électricité. C’était après le séisme chinois et les inondations de l’Europe et du Bangladesh, juste le lendemain de l’éruption de Yellingstone et le tremblement de terre américain : je ne l’ai su qu’après. De la Californie à la faille andine, toute l’Amérique Centrale était disloquée, la Californie américaine depuis Frisco et la basse Californie mexicaine étaient devenues une seule île, la Floride n’existait plus, la moitié des Antilles avait disparu : ce qui dépassait de l’eau, c’était les volcans qui crachaient. Le Honduras, le Nicaragua, le Guatemala : plus que des petits bouts d’îles. Le Panama et Tehuantepec avaient sombré : les deux Amériques étaient séparées. Le Venezuela et la Guyane avaient perdu le tiers de leur surface : c’était plus que des bayous, là-bas, et on craignait encore le pire. Nous, on se demandait pourquoi tout le Nordeste s’affolait. A midi, on a compris : l’embouchure de l’Amazone avait reculé jusqu’à Santarem. Les fleuves coulaient vers leur source sous la pression de l’océan. Puis le tonnerre est devenu épouvantable, dans le ciel bleu. Alors, même de Teresina, on l’a vu. Le mur d’eau, je l’ai vu, de Teresina, déferler de l’Est, sous le soleil, et pulvériser les villes comme des tas de brindilles. On ne savait pas ce que c’était. Le tsunami. Il montait jusqu’à 600 m et avançait à 700 km/h. Il s’était formé sur l’échine atlantique – entre Cap Vert et Tristan de Cuñha, après la secousse et l’effondrement de La Palma – et filait plein ouest. Derrière lui montait l’océan. Même le sud de l’Angleterre a été secoué.
Le Nordeste a été submergé de Fortaleza à Aracajù, et Recife aussi n’est plus qu’une île, maintenant, à marée haute.
Les enfants, les femmes, la terre – tous sous l’eau. Engloutis.
La clé de l’eau. »

Tino s’arrêta de parler. Gorki ne dit rien et continua à filmer.
« Jusque-là, l’histoire, tu la connais. » L’Indien avait tourné la tête pour contempler par le hublot le flot rapide du matin : deux couples de canards, ballottés, si légers, remontaient le fleuve à contre-courant, centimètre par centimètre, avec une patiente application tranquille.
Il prit le temps de les suivre des yeux, puis son regard revint à l’objectif.
« On est devenus fous de douleur. On n’avait jamais tué personne, on a égorgé la poignée de soldats qui nous barraient la route, pris leurs armes et le camion et on est descendus. On voulait retourner chez nous. Mais 60 km à peine après Teresina, on s’est trouvés devant la mer. Elle se mélangeait en bouillonnant à l’eau des grands barrages qui avaient claqué – sur la Madère et le Xingu. Une eau sale, puante, jaune et noire, et mousseuse, qui vomissait des tonnes de débris et noyait tout. Mes compagnons, ils sont entrés dedans. Un à un. Le vieux Patu, lui, s’est assis devant l’eau et il s’est mis à la fixer.
Le ciel était devenu vert-de-gris, foncé.
Patu est mort comme ça, les yeux ouverts, assis.
J’ai marché seul, le long de l’eau, vers le Sud et je ne me suis pas arrêté.
Je ne pouvais plus parler. Je suis allé, j’ai rejoint le littoral et je l’ai suivi.
Je ne pouvais plus lâcher la mer. On m’enfermait dans un hôpital, je repartais, le long de l’eau. Pendant deux ans. Je ne me suis même pas rendu compte que je passais la frontière. C’est lorsque j’ai entendu parler espagnol que j’ai compris que j’étais en Argentine.
Je me suis arrêté après Mar del Plata – qui avait disparu, aussi. On trouvait du travail sur les bateaux. Je me suis remis à parler, j’ai appris l’espagnol.
Après, je suis venu en Europe, sur un cargo. Puis, du Havre j’ai remonté la Seine. Qu’est-ce qu’il faisait froid, ici, à cette époque !
Et là, j’ai rencontré Mara. Je suis resté.
En moi, l’eau avait pris la place de la terre. Et, tu vois, je me dis toujours : la seule fois où nous avons pris les armes, le tsunami est arrivé. »

L’air un peu déconcerté, Gorki releva la tête du viseur de la webcam.
« Tu ne penses tout de même pas que… » hasarda-t-il doucement.
Tino eut un faible sourire, amer.
« Oh non. Je ne crois pas que nous aurions appelé le tsunami. Les occidentaux, qui aiment tant le pouvoir, croient toujours que l’esprit des Indiens est farci de ce genre de fadaises. Non. Mais en revanche, ce que je veux bien croire peut-être, compañero, c’est que nous avons pris les armes parce qu’obscurément, en nous, nous savions que le tsunami arrivait.
Mais peut-être, si nous n’avions pas été pris dans la ronde infernale des ministères, des coopératives et des semences mortes, peut-être aurions-nous pu faire attention à ce que nous ressentions.
Nous avons pris les armes parce que nous sentions que venait la mort.
Telle est ma contribution de connaissance. »

P.-S.

Avec l’aimable autorisation des éditions Sulliver, 2009.

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