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Le nom de l’autre 

mercredi 9 avril 2014, par Mouloud Akkouche

Très tôt ce matin de décembre, le portail du cimetière de Marneuil grinça. Une feuille jaunie indiquant les horaires des messes était placardée sur la porte de l’église. La femme d’environ 25 ans, blonde aux yeux bleus, tenait un carnet. Elle y nota le nom de chaque inhumé. Son recensement achevé, elle resta un instant immobile, l’œil dans le vague.
Une pluie fine commença à tomber.
Assise sur un banc, dos au cimetière, elle poussa un soupir et consulta son mobile. Pas de réseau. Les nappes de brume dévoilaient les toits et ruelles du village en contrebas. La toiture de la maison la plus proche était en grande partie effondrée. A la sortie de Marneuil, la nationale charriait sans discontinuer son lot quotidien de véhicules, beaucoup de camions. Tours à une portée de roues.
Plongée dans sa réflexion, elle n’avait pas remarqué la vieille femme qui l’épiait derrière son rideau. Sans doute pas la seule à l’observer depuis son arrivée. La moindre démarche non familière, étrangère à la chorégraphie habituelle, était très vite détectée. Pas comme en été où marcheurs, cyclistes, enfants et petits enfants des villas aux volets ouverts quelques semaines par an, venaient brouiller les repères. En septembre, silence et lenteur récupéraient leur territoire.
Rares les visiteurs à Marneuil, au cœur de l’hiver. Etudiante argentine, Rosa était arrivée la veille au soir. Son point de chute : un hôtel tenu par un couple d’homos. Discrets, ils ne l’avaient pas questionné. Même s’ils sentaient que cette voyageuse n’était pas là pour des raisons professionnelles ou touristiques.
Que cherchait-elle ?
Rosa, prétextant un faux stage de médecine à Paris, avait décidé de se rendre à Marneuil. Personne ne connaissait le but réel de son voyage. Un déplacement préparé dans le plus grand secret. A qui en parler ? Aucun proche n’aurait pu comprendre sa décision.
A part sa grand-mère Sarah, morte six mois avant.
Son sac à peine posé dans la chambre , elle avait arpenté la commune. Pas du tout intéressée par l’architecture ou la nature. Elle avait relevé les noms de toutes les boîtes aux lettres. Sur son carnet, les patronymes des Marneuillois vivants mêlés à ceux des morts ; certains identiques. Le soir, elle passa un long moment à les lire et relire.

Seul un nom pouvait l’aider.

Un claquement de volet la fit sursauter. Elle vérifia la présence de son petit sac à dos à ses pieds. A l’intérieur, des lettres avec le prénom du destinataire effacé volontairement, d’autres de sa grand-mère, jamais expédiées. Peu de jours avant sa mort, elle lui avait envoyé une grande enveloppe à son studio à Buenos Aires. Rosa ne put en parler avec elle.
Cet héritage la minait.

Las Brachos, le 7 septembre 1971

Cher (prénom effacé)

Désolé d’avoir été si lente à écrire cette deuxième lettre mais le travail à l’usine me prend beaucoup de temps en ce moment. Mon père étant de plus en plus malade, je suis obligée de tout prendre en charge. Mais bon, c’est la vie…
Chaque jour, je guette le facteur et me précipite sur la boîte aux lettres ; pas du tout envie que mes parents ou quelqu’un de la famille tombe dessus. C’est notre histoire, pas la leur. Ni de personne d’autre.
Tu dois me répondre, ne pas me laisser dans cette attente qui me bouffe littéralement. Je t’en supplie. Plus le temps passe, plus ce sera difficile pour tout le monde.

J’ai hâte de te lire.

Sarah

Google délivra très peu d’infos sur la Colonie de vacances de Marneuil. Au comptoir du café d’un village proche, Rosa avait réussi à obtenir plus d’éléments. Apparemment, elle serait la propriété des Gracias : riche famille d’industriels argentins. Ils y envoyaient « leurs pauvres ». Des zones d’ombres persistaient toutefois autour de ce lieu.
Rosa gara sa voiture de location en face de la bâtisse. Mains sur le volant, elle la regarda un long moment avant de sortir. Pas du tout comme elle l’avait imaginée.
Son architecture, plus proche de celle d’une grande bâtisse de ville, tranchait avec les autres maisons du bord de Loire. Elle avait du mal à croire qu’une telle ruine ait pu abriter une colonie de vacances. La façade de la grande demeure complètement fissurée, vitres cassées, planchers défoncés, toits béants en de nombreux endroits… Un arbuste, enraciné sur l’une des marches menant à une étroite porte d’entrée, semblait monter la garde. Sans doute pas dérangé depuis des années.
Sur la droite, un portail rouillé était fermé par une vieille chaîne cadenassée. Rosa s’approcha du grillage. De l’autre côté, l’intense végétation avait englouti ce qui avait dû être un parc avec une pelouse et des installations pour accueillir des groupes de jeunes. Malgré le délabrement, la demeure, telle une vieille femme ou un vieil homme, diminué, mais toujours bien apprêté, semblait vouloir offrir au regard les plus beaux vestiges de sa splendeur passée : hantée par les rires de jeunes fantômes venus d’un autre continent. Eux aussi morts, ou vieillis.
Rosa prit une demi-douzaine de photos. Jamais, depuis son arrivée, elle n’avait été aussi destabilisée. Comme si les mots de sa grand-mère, de l’homme sans nom, et du journal de vacances trouvé sur Internet, s’étaient concrétisés d’un seul coup. Matérialisés par ces murs branlants. Elle ne put réprimer la marée montante entre ses paupières.
Tout avait débuté là.

Marneuil, le 2 octobre 1971

Chère Sarah,

Pourquoi ne réponds-tu pas à mes courriers ? Sans doute à cause de ma première lettre. C’est vrai que ton courrier m’avait énervé. Trop facile de revenir après tant de temps m’étais-je dit, très en colère. Mais, depuis cette réponse, j’ai réfléchi et je me suis calmé. J’ai compris le fond de ta démarche. C’est toi qui a raison. Je dois t’avouer regretter mes propos écrits à chaud. J’ai été stupide et te présente toutes mes excuses.
Sarah, je suis prêt à te rejoindre là-bas, ce pays dont tu m’as si souvent parlé sous le ciel étoilé de la plage. Ces étoiles dont tu disais qu’elle n’avait pas, elles, de frontières. C’est vrai qu’avec les copains, je me foutais un peu de toi, de tes poèmes que tu écrivais et déclamais avec emphase… Tu ne supportais pas nos vannes. Mais c’était, comme on dit : l’âge bête. Vous, les filles, vous le traversez plus vite que nous, où ça se voit moins. Bon, j’arrête de noyer le poisson dans l’eau…
Aujourd’hui, je viens de réaliser ce que tu représentes pour moi. Je suis prêt à tout plaquer pour venir vivre avec toi. Mais sache que je ne viendrai que si tu le désires vraiment. Hors de question de te forcer la main. A toi de décider de m’accueillir ou pas. J’espère que tu seras d’accord et que nous pourrons nous retrouver là-bas.
Si tu préfères venir ici, je suis prêt à t’accueillir à Marneuil. Ma maison sera la nôtre. Peu importe le lieu, sache que je souhaite de toutes mes forces que nous puissions nous revoir. Tu me manques tant depuis ton départ.
J’ai hâte de te lire ou de t’entendre ( numéro effacé ).

(prénom effacé)


A la nuit tombée, Sarah escalada la grille de la colonie. Elle alluma sa lampe torche. Par quoi commencer ? Se frayant un passage à travers les mauvaises herbes, elle se dirigea vers l’escalier. Le visage griffé par les branches. Citadine depuis sa plus tendre enfance, elle n’en menait pas large. Chaque bruit, le moindre craquement de brindille, l’inquiétait. Pas le moment de se dégonfler. A pas très lents, elle grimpa les marches. La porte était fermée. Elle força une fenêtre.
L’intérieur, encore plus pourri qu’il n’y paraissait du dehors, puait le moisi et la pisse de chats. Une odeur irrespirable. Le nez pincé entre ses doigts, elle entama une visite de la vaste pièce. Ses semelles crissaient sur des bris de verre. Quelques meubles vermoulus occupaient une partie de l’espace très haut de plafond. Gravas et immondices jonchaient le sol, les murs couverts d’un papier peint bouffé par les champignons. Une ampoule nue noircie et poussiéreuse pendait comme une étoile morte.
Elle pointa sa torche sur le plafond colonisé par des araignées. Ici et là, des trous révélaient des entrecroisements de poutrelles et, par dessus, un plancher rongé et amputé de nombreuses lattes. A quoi bon monter à l’étage ? En plus du danger, sans doute aucune réponse à la question très précise qui l’avait poussée à débarquer dans un village inconnu. Inutile de rester plus longtemps dans cette puanteur.
Agacée d’avoir perdu son temps, elle rebroussa chemin en pestant. Un bruit derrière elle. Rosa pressa le pas. Son poursuivant aussi, souffle court. Elle agrippa le portail.
— Qu’est-ce que tu fous là ?!
Rosa fixa le canon tremblotant.

Cher ( prénom effacé)
Las brachos, 9 janvier 1972,


Plus que déçue, je suis en colère. Une énorme colère dirigée contre moi. Je ne suis qu’une naïve. Mes lectures d’adolescente, celles dont toi et d’autres copains de cette époque — mes meilleurs moments d’adolescence — vous vous moquiez, m’ont vraiment trop éloignée de la réalité. Vraiment une abrutie d’y avoir cru ! Plus que ça : une conne !
En fait, tu n’es qu’un lâche. Incapable même d’oser dire la vérité dans une lettre. Peur de la réaction d’une fille à des milliers de kms de chez toi. Un « non » clair et définitif aurait été beaucoup moins douloureux que ce silence. Un silence qui me tue.
Ce matin, ma décision est prise. Mes étés sur « ton bord de Loire » resteront un très bon souvenir dans ma mémoire. La page, notre page à tous les deux est tournée.
Définitivement.
Je ne veux plus te revoir.
Sarah


Assise dans un vieux fauteuil, Monique buvait lentement son porto, sans un regard pour Rosa. Le silence pesant, découpé par la comtoise, semblait une éternité pour elle. Rosa l’observait en coin, muette. Pourtant elle mourait d’envie de l’interroger. L’air déterminé de la vieille femme l’impressionnait. Pas du genre commode.
Monique posa son verre sur la table en formica, à côté du fusil de chasse, et la fixa droit dans les yeux.
Quelques minutes avant, Rosa lui avait expliqué le but de sa venue. Elle l’avait écoutée avec une certaine méfiance. Parfois, un sourire éclairait le visage de Monique.
Sarah séjourna durant la période estivale au début des années 70 dans cette colonie ouverte aux gamins d’ouvriers des entreprises Garcias. Un été, elle eut une aventure avec un ado du village. Deux mois après son retour en Argentine, elle apprit qu’elle était enceinte. Ses parents décidèrent de ne pas ébruiter l’affaire. Elle accoucha discrètement. Son père fit croire à tout le monde qu’ils avaient adopté un orphelin. Quand le gosse fêta son quatrième anniversaire, Sarah, âgé de 19 ans, décida de recontacter le père vivant toujours à Marneuil. Jamais il ne lui répondit. La première lettre de Sarah était bien parvenue à son destinataire, aucune des nombreuses autres. Le frère de sa mère, receveur à la poste, les interceptait et les donnait au père de Sarah. Celui-ci découpa le nom du « père » mais, contrairement au souhait de son épouse, ne les détruisit pas. Sur son lit de mort, il raconta toute l’histoire « des lettres » à Sarah.
La fille du français avait 23 ans.
Même âge que la petite-fille du français attablée avec Monique.
— Je ne suis pas la seule à avoir connu ta grand-mère. Une très belle fille, en plus très cultivée ! On était toutes jalouses.
— Vous saviez avec qui elle avait….
Elle se redressa.
— Avait couché ?
— ...
Elle se servit un porto et ajouta :
— Oui, jeune fille.

Le lendemain matin, Rosa sortit lentement du vieux cimetière. Elle s’assit sur le banc et resta un long moment, l’air absent. Ses yeux cernés par la longue nuit passée chez Monique. Elles avaient parlé des heures de sa « copine Sarah » puis dérivé sur d’autres sujets. Impossible de l’arrêter. En tout cas, elle lui avait fourni la réponse à sa question.
Ses bagages dans le coffre, Rosa salua ses hôtes et démarra. Un soleil timide perçait entre les bans de brume. Elle se gara devant le nouveau cimetière, au bord de la nationale. Du bruit provenait de la marbrerie. Elle sortit de la voiture et se dirigea vers la porte.
« Faut que je te dise que Sarah… Elle avait deux amoureux. L’un est enterré à l’ancien cimetière, l’autre au nouveau. »
L’émotion avait noué le ventre de Rosa, elle avala cul sec son verre de porto. Au moment où Monique allait dévoiler leurs noms, Rosa l’avait arrêté d’un geste sec. La vieille femme n’avait pas insisté.
Rosa prit la direction de l’aéroport.

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