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Le club du suicide 

(extrait)

samedi 25 février 2012, par Robert Louis Stevenson (Date de rédaction antérieure : 13 avril 2004).

Le prince et le colonel furent soumis à un interrogatoire long et minutieux ; le prince seul d’abord, puis Géraldine en présence de ce dernier, de sorte que le président pouvait observer la contenance de l’un, tout en écoutant les réponses de l’autre. Le résultat fut satisfaisant et le président, après avoir enregistré quelques détails sur son registre, leur présenta un formulaire de serment à remplir. On ne saurait imaginer de formule plus absolue de l’obéissance passive, rien de plus rigoureux que les termes par lesquels le récipiendaire se liait pour toujours. Pour enfreindre un serment aussi redoutable il eût fallu ne plus avoir la moindre parcelle d’honneur, ou renoncer aux dernières consolations de la religion.

Florizel signa le document, mais non sans un frisson. Le colonel suivit son exemple d’un air accablé. Alors le président ayant reçu la somme fixée pour l’entrée, introduisit, sans plus de difficultés, les deux amis dans le fumoir du club.

Ce fumoir était aussi haut de plafond que le cabinet dans lequel il donnait, mais bien plus grand et garni du haut en bas d’un papier imitant une boiserie de chêne. Un grand feu et un certain nombre de becs de gaz éclairaient les assistants. Le prince compta dix-huit personnes. La plupart fumaient et buvaient du champagne ; il régnait une gaieté fiévreuse, coupée de silences soudains et passablement sinistres.

" Est-ce un grand jour ? demanda le prince.

Moyen, répondit le président. À propos si vous avez quelque argent, il est d’usage d’offrir du champagne ; cela soutient la bonne humeur et constitue un de mes petits profits.

Hammersmith, dit Florizel, occupez-vous du champagne. "

Puis il fit le tour de l’assemblée, en abordant celui-ci, celui-là ; son usage évident du meilleur monde, sa grâce et sa politesse, avec un mélange imperceptible d’autorité, en imposèrent très vite à cette réunion de demi-fous et la séduisirent malgré elle ; en même temps il ouvrait les yeux et les oreilles. Bientôt il ne tarda pas à se faire une idée générale des individus parmi lesquels il se trouvait. Les jeunes gens formaient
une majorité considérable ; ils avaient les apparences de l’intelligence et de la sensibilité, plutôt que de l’énergie ou des qualités qui font le succès.

Si quelques-uns dépassaient la trentaine, beaucoup étaient âgés de moins de vingt ans. Ils se tenaient appuyés contre les tables, changeant sans cesse de maintien ; tantôt ils fumaient exagérément vite et tantôt ils laissaient s’éteindre leurs cigares ; quelques-uns s’exprimaient bien, mais la loquacité du grand nombre n’était évidemment que le résultat d’une excitation nerveuse, dénuée d’esprit et de bon sens. Chaque fois qu’une bouteille de champagne était débouchée, la gaieté augmentait d’une façon manifeste.

Il n’y avait que deux hommes assis : l’un dans un fauteuil dans l’embrasure d’une fenêtre, les mains plongées dans les poches de son pantalon et la tête basse, mortellement pâle, la sueur au front, ne proférait pas un mot : une véritable épave au physique comme au moral ; l’autre, sur un sofa près de la cheminée, différait étrangement de tout le reste de la compagnie. Peut-être n’avait-il guère que quarante ans, mais on lui en eût donné dix de plus. Florizel pensa qu’il n’avait jamais vu un être plus hideux, plus ravagé par la maladie et les excès. Il n’avait plus que la peau et les os, était en partie paralysé et portait des lunettes si fortes que ses yeux paraissaient à travers les verres singulièrement grossis et déformés. Excepté le prince et le président, il était dans ce salon l’unique personne qui conservât le calme de la vie normale.

La retenue ne régnait guère parmi les membres du club. Les uns tiraient vanité des actions déshonorantes qui les avaient amenés à chercher un refuge dans la mort et les autres écoutaient sans témoigner de désapprobation. Il y avait un accord tacite contre les arrêts de la morale et quiconque franchissait le seuil du club jouissait déjà de quelques-unes des immunités de la tombe. Ils buvaient à la mémoire les uns des autres et à celle des suicidés notoires du passé. Ils comparaient et développaient leurs différentes vues sur la mort, ceux-ci déclarant que ce n’était rien que ténèbres et néant, ceux-là espérant que, cette même nuit, ils iraient escalader les étoiles et s’entretiendraient avec d’illustres défunts.

" À la mémoire éternelle du baron Trenck, le modèle des suicidés ! s’écria l’un d’eux. Il passa d’une petite cellule dans une plus petite encore, afin d’atteindre enfin à la liberté.

Pour ma part, dit un second, je ne demande qu’un bandeau sur mes yeux et du coton pour mes oreilles. Seulement, il n’y a pas de coton assez épais en ce monde."

Un troisième espérait, dans l’état nouveau où il allait entrer, découvrir les secrets de la vie, et un quatrième avouait qu’il n’aurait jamais fait partie du club s’il n’avait été amené à croire en M. Darwin.

"Je n’ai pu supporter, dit ce remarquable candidat au suicide, l’idée de descendre d’un singe. "

En somme, le prince était tout à fait désillusionné par les manières et la conversation des membres du club.

"Il n’y a pas de quoi faire tant d’embarras, pensait-il. Dès qu’un homme s’est réconcilié avec l’idée de se tuer, qu’il s’exécute, au nom du ciel, comme un gentleman. Cette agitation et ces vantardises sont tout à fait déplacées."

Cependant, le colonel Géraldine était en proie aux plus vives appréhensions : le club et ses règles restaient toujours à l’état de mystères pour lui, et il regardait autour de la salle afin de trouver quelqu’un qui fût en mesure de le renseigner. Son regard tomba enfin sur le paralytique aux fortes lunettes, dont la sérénité le frappa ; il supplia le président, qui, très affairé, ne faisait que sortir de la pièce et y rentrer, de le présenter à ce monsieur assis sur le canapé.

Le président répondit que de semblables formalités étaient inutiles à l’intérieur du club, néanmoins il présenta M. Hammersmith à M. Malthus.

M. Malthus regarda le colonel avec curiosité et le pria de prendre place à sa droite.

" Vous êtes un nouveau venu, dit-il, et vous désirez des renseignements. Eh bien, vous vous adressez à la bonne source. Il y a deux ans que j’ai fait ma première visite dans ce club enchanteur. "

Le colonel respira. Si M. Malthus avait fréquenté ce lieu pendant deux ans, le prince ne pouvait courir de grands dangers en une seule soirée. Mais Géraldine n’en fut pas moins surpris, et il fut tenté de croire à une mystification.

" Comment ! s’écria-t-il, deux ans ? Je croyais... Mais alors je vois que l’on s’est joué de moi.

Pas le moins du monde, répliqua M. Malthus avec douceur. Mon cas est singulier. Je ne suis pas, à proprement parler, un candidat au suicide, mais un membre honoraire, pour ainsi dire. Je ne visite guère le club que deux fois par mois. Mon infirmité et la
condescendance du président m’ont procuré ce privilège, que d’ailleurs je paye assez cher.

Je vous prierai, dit le colonel, de vouloir bien être plus explicite. Rappelez-vous que je ne suis encore que très imparfaitement familier avec les statuts du club.

Un membre ordinaire tel que vous, lancé à la recherche de la mort, revient ici tous les soirs jusqu’à ce que la chance le favorise, répliqua le paralytique ; s’il est sans le sou, il peut même être logé et nourri par le président ; pas de luxe, mais le nécessaire ; on ne saurait faire davantage vu la modicité de la cotisation. D’ailleurs, la seule compagnie du président est par elle-même un très vif agrément.

En vérité ! s’écria Géraldine, je ne l’aurais pas cru.

Ah ! fit M. Malthus c’est que vous ne connaissez pas l’homme. L’esprit le plus drôle ! Des histoires ! Un cynisme !... Il connaît la vie à merveille, et, entre nous, c’est probablement le coquin le plus corrompu de toute la chrétienté.

Est-il, lui aussi, membre permanent comme vous-même, si je puis poser cette question sans vous offenser ?

Il est permanent dans un sens bien différent, répliqua M. Malthus. J’ai été gracieusement épargné jusqu’ici, mais, enfin, tôt ou tard, je dois y passer. Lui ne joue jamais ; il bat les cartes et donne pour le club, et prend les dispositions nécessaires. Cet homme, cher monsieur Hammersmith, est l’adresse même. Depuis trois ans il poursuit à Londres sa tâche utile, que je pourrais appeler un art, et jamais l’ombre d’un soupçon ne s’est élevée contre lui. Moi-même, je le crois inspiré. Sans doute, vous vous rappelez ce cas célèbre, il y a six mois, d’un gentleman accidentellement empoisonné dans une pharmacie ? Et ce ne fut encore qu’une de ses inventions les moins riches. Mais comme c’était simple ! et tellement sûr !

Vous m’étonnez, dit le colonel ; ce malheureux gentleman était-il une des... - il allait dire "victimes" mais il se reprit à temps -, un des membres du club ?"

En même temps il lui vint à l’esprit que M. Malthus lui-même ne s’était pas exprimé sur le ton d’un homme amoureux de la mort ; et il ajouta avec empressement :

" Mais je m’aperçois que je suis encore dans l’ignorance. Vous parliez de battre et de donner les cartes ; dans quel but ? Puisque vous avec l’air plutôt mal disposé à mourir, bien au contraire, je dois avouer que je ne puis concevoir ce qui vous amène ici.

Vous dites vrai, vous êtes dans l’ignorance, répliqua M. Malthus avec plus d’animation. Cher Monsieur, ce club est le temple même de l’ivresse ; si ma santé affaiblie pouvait mieux supporter de pareilles excitations, je viendrais plus souvent, je vous le jure. Il faut tout le sentiment du devoir, qu’engendre une longue habitude de mauvaise santé et de régime rigoureux, pour me retenir d’abuser de ce qui est, je puis le dire, mon ultime plaisir. Je les ai tous essayés, Monsieur, continua-t-il en posant sa main sur le bras de Géraldine, tous sans exception, et je vous déclare, sur mon honneur, qu’il n’y en a pas un dont le prix n’ait été grossièrement et mensongèrement exagéré. On joue avec l’amour ; moi, je nie que l’amour soit une passion forte. La peur en est une plus forte ; c’est avec la peur qu’il faut badiner, si l’on veut goûter les joies intenses de la vie. Enviez-moi, enviez-moi, Monsieur ajouta-t-il avec un ricanement ignoble, je suis un poltron. "

Géraldine ne parvint à dissimuler son dégoût qu’avec peine, mais il prit sur soi et poursuivit son interrogatoire.

" Comment, Monsieur, cette excitation peut-elle être si habilement prolongée ? Il y a donc quelque élément d’incertitude ?

Je vais vous expliquer par quel moyen la victime de chaque soir est choisie, répondit M. Malthus, et non seulement la victime, mais un autre membre qui est destiné à jouer le rôle d’instrument entre les mains du club et à devenir le grand prêtre de la mort.

Mon Dieu ! fit le colonel, ils s’entre-tuent donc alors ?

Le tourment du suicide est supprimé de cette manière, dit Malthus avec un signe de tête.

Miséricorde ! s’écria le colonel, et pouvez-vous... puis-je... peut-il... mon ami... je veux dire..., quelqu’un de nous peut-il être condamné ce soir à devenir le meurtrier du corps et de l’âme immortelle d’un autre être ? Des choses semblables sont-elles possibles entre hommes nés de la femme ? Oh ! infamie des infamies ! "

Dans son effroi, il était sur le point de se lever, lorsqu’il rencontra le regard du prince. Ce regard courroucé était fixé sur lui à travers la pièce. En un instant Géraldine recouvra son sang-froid.

" Après tout, ajouta-t-il, pourquoi pas ? Et, puisque vous dites que le jeu est intéressant, vogue la galère ! Je suis la règle du club ! "

M. Malthus avait joui d’une façon toute particulière de la stupéfaction et de l’horreur de son interlocuteur. Il tirait visiblement vanité de sa perversité et il prenait plaisir à voir un autre homme s’abandonner à un mouvement généreux, tandis qu’il se sentait lui-même, dans sa totale corruption, supérieur à de telles émotions.

" Après un premier moment de surprise, vous êtes, je le vois, en état d’apprécier les délices de notre société, Monsieur... Elle combine les émotions de la table de jeu, celles du duel et celles d’un amphithéâtre romain. Les païens étaient allés assez loin déjà, certes, et j’admire les raffinements de leur imagination en pareille matière ; mais il était réservé à un pays chrétien d’atteindre cet extrême degré, cette quintessence, cet absolu du plaisir poignant. Vous comprenez combien tous les amusements doivent paraître fades à l’homme qui a pris le goût de celui-ci. La partie que nous jouons, continua-t-il, est d’une extrême simplicité. Un jeu complet... Mais... venez donc, vous êtes à même de voir la chose par vos propres yeux. Voulez-vous me prêter l’appui de votre bras ? Je suis malheureusement paralysé. "

En effet, tandis que M. Malthus commençait sa description, une autre porte s’était ouverte et le club entier se mit à passer non sans quelque hâte, dans la pièce voisine.

Elle était en tous points semblable à celle que l’on venait de quitter, mais un peu différemment meublée. Le centre en était occupé par une longue table recouverte d’un tapis vert, devant laquelle le président était assis, battant un jeu de cartes avec beaucoup de soin. Même avec l’aide de sa canne et du bras de Géraldine, M. Malthus marchait avec tant de difficulté, que chacun fut assis avant que ce couple et le prince, qui les attendait, fussent entrés dans la salle ; et, en conséquence tous les trois prirent place côte à côte, au bout inférieur de la table.

" C’est un jeu de cinquante-deux cartes, murmura Malthus. Surveillez l’as de pique, qui est le symbole de la mort, et l’as de trèfle, qui désigne l’exécuteur de cette nuit. Heureux jeunes gens que vous êtes ! Vous avez de bons yeux et pouvez suivre la partie ! Hélas ! je ne saurais reconnaître un as d’un deux à travers la largeur d’une table. "

Et il plaça sur son nez une seconde paire de lunettes.

" Je veux au moins observer les physionomies ", expliqua-t-il.

En quelques mots rapides, Géraldine informa le prince de tout ce qu’il avait appris du membre honoraire et de la terrible alternative qui s’ouvrait devant eux. Le prince eut un frisson et une contraction au cœur ; il avala sa salive avec difficulté et promena ses regards de côté et d’autre, comme ceux d’un homme traqué.

" Un coup d’audace, dit tout bas le colonel, et nous pouvons encore nous échapper."

Mais cette suggestion ranima le courage du prince.

" Silence, dit-il. Faites-moi voir que vous pouvez jouer comme un gentleman, quelle que soit l’importance de l’enjeu. "

Maintenant, il avait recouvré en apparence tout son sang-froid, quoique son cœur battit lourdement et qu’il eût une sensation de chaleur désagréable dans la poitrine. Les membres du club étaient tous silencieux et attentifs ; chacun d’eux très pâle, mais nul ne l’était autant que M. Malthus. Ses yeux sortaient de leurs orbites ; sa tête se balançait sur la colonne vertébrale par un mouvement d’oscillation involontaire ; ses mains, l’une après l’autre, se portaient à sa bouche pour tirailler ses lèvres livides et frémissantes. Il était évident qu’il jouissait d’une façon très intense de sa qualité de membre honoraire du club.

" Attention, Messieurs ! " dit le président qui se mit à donner lentement les cartes.

II s’arrêtait jusqu’à ce que chaque membre eût montré la sienne. Presque tous hésitaient, et l’on voyait parfois les doigts d’un joueur trembler avant de réussir à retourner le funeste morceau de carton qui portait l’arrêt du destin. À mesure que son tour approchait le prince éprouvait une émotion grandissante, qui faillit le suffoquer ; mais sans doute il avait quelque peu le tempérament d’un joueur, car il reconnut qu’un certain plaisir se mêlait à cette angoisse. Le neuf de trèfle lui échut ; le trois de pique fut donné à Géraldine et la dame de cœur à M. Malthus, incapable de réprimer un soupir de soulagement. Le jeune homme aux puits d’amour, presque immédiatement après, retourna l’as de trèfle et resta glacé d’horreur, car il n’était pas venu pour tuer, mais pour être tué. Et le prince, dans sa sympathie généreuse, oublia presque, en le plaignant, l’extrême danger qui était encore suspendu au-dessus de lui-même et de son ami.

La donne se renouvela, et, cette fois encore, la carte de la mort ne sortit pas. Les joueurs retenaient leur souffle, haletants ; le prince eut un autre trèfle, Géraldine, un carreau ; mais, lorsque M. Malthus eut retourné sa carte, un horrible bruit, semblable à celui de quelque chose qui se brise, jaillit de sa bouche ; il se leva et se rassit sans aucun signe de paralysie. C’était l’as de pique. Le membre honoraire s’était amusé avec ses propres terreurs une fois de trop.

La conversation éclata de nouveau presque aussitôt. Les joueurs, renonçant à leurs attitudes rigides, commencèrent à se lever de table et revinrent en flânant, par deux ou par trois, dans le fumoir. Le président s’étira les bras et bâilla comme un homme qui a fini son travail journalier. Mais M. Malthus restait assis à sa place, la tête dans ses mains et les mains sur table, immobile, comme foudroyé.

Le prince et Géraldine s’échappèrent immédiatement, l’impression d’horreur qu’ils emportaient avec eux, redoublant dans le froid de la nuit…

P.-S.

Robert Louis Stevenson, Le Club du suicide, Les Nouvelles Mille et une Nuits. I, traduit par Louis Despreaux, éditions Ombres, 1992.

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