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L’obscure mémoire des armes (extrait) 

jeudi 21 avril 2011, par Ramon Diaz-Eterovic

German Reyes est abattu à la sortie de son travail, la police de Santiago du Chili met cette affaire sur le compte de la délinquance ordinaire, sa soeur est la seule à ne pas accepter cet assassinat sans piste ni mobile. Elle est l’amie de Griseta, l’éternel amour fugitif de Heredia, qui ne sait rien lui refuser.
Détective privé, celui-ci vit avec son chat Simenon, fréquente les bars et les hôtels bas de gamme, côtoie des personnages excentriques et marginaux, sa clientèle vient du quartier pauvre où il habite. Dans cette affaire impossible il se retrouve vite confronté aux fantômes du passé de la dictature, à la torture et aux tortionnaires, et à des coïncidences troublantes. Mêlant ses souvenirs à l’enquête il nous donne à lire un portrait de la ville, une image du passage du temps et des tours que nous joue la vie.

L’ennui me rongeait la peau, vorace comme une engelure, et la lecture du livre dont je prétendais faire le résumé et qui restait ouvert à la première page, aussi engageante que l’haleine d’un fêtard au petit matin. Il me fallait chercher de nouveaux clients si je ne voulais pas faire un séjour dans une maison de fou à hurler à la lune comme un chien. Mais ce n’était pas facile. Personne ne frappait à ma porte et, comme si ce n’était pas suffisant, les agences de détectives privés se multipliaient dans l’annuaire téléphonique ; certaines avaient même le culot de glisser sous ma porte des prospectus proposant leurs services dans la recherche de véhicules volés ou d’antécédents judicaires, les filatures de conjoints infidèles, les preuves de paternité en laboratoire, la surveillance des nounous par microcaméras et les enquêtes cybernétiques. Sale temps pour un détective tout juste capable d’offrir à ses clients son flair aléatoire et la certitude de ses doutes.
La sonnerie du téléphone a mis fin à mes plaintes. J’ai pris l’écouteur et, en entendant prononcer mon nom, j’ai reconnu la voix feutrée du Scribouillard, l’ami qui écrit des romans à partir des histoires que je lui raconte en buvant quelques verres avec lui au City ou au Rimbaud.

— Comment te traitent les muses ? Tu continues à t’inspirer du modeste citoyen que je suis ou tu as trouvé un autre sujet ?

— Ni l’un ni l’autre, Heredia. Je traverse une mauvaise passe et j’ai absolument besoin d’une de tes histoires. N’importe quoi, même si elle te semble insignifiante.

— Rien. Jen’ai rien pour toi, Scribouillard. Depuis deux mois les araignées elles-mêmes n’entrent plus dans mon bureau. Je n’ai même pas eu l’occasion de me battre contre des moulins à vent comme le faisait cet échalas de chevalier de la Manche qui, soit dit en passant, a fêté ses quatre cents ans de vie et poursuit son chemin avec la même prestance que dans sa jeunesse.

— On vient de me demander un texte pour une anthologie de nouvelles et je comptais sur ton aide pour me tirer d’affaire.

— Tu vas devoir aiguiser ton imagination, je le crains.

— Alors invite-moi à prendre un verre. Mes poches sont aussi maigres que tes affaires.

— Change ton fusil d’épaule. Vends des sandwichs ou des cacahuètes pralinées. Peu de gens s’intéressent aux écrivains et aux livres. La plupart préfèrent gaspiller leur argent en hamburgers et en frites. Certains ne pourront pas éviter de tomber dans le précipice. Ils finiront obèses, avec la vivacité intellectuelle d’une buse.

— J’ai pensé écrire un de tes romans qui aurait pour cadre le milieu hippique. Qu’en dis-tu ?

— Avec ce genre de sujet, on a du mal à trouver une fin originale, je te préviens. Dans le monde des courses on gagne ou on perd et tout le reste est secondaire.

— Tu es plus apocalyptique que jamais. J’espère que la prochaine fois tu auras une bonne histoire en réserve.

— Lis la presse, entre dans un bar, marche dans les rues. Je t’assure qu’à toute heure et dans n’importe quel coin de la ville il se passe des choses dignes d’être racontées.
Griseta est entrée dans mon bureau, s’est approchée de moi et m’a embrassé sur les lèvres. Depuis longtemps elle avait abandonné sa coiffure punk et ne s’habillait plus en noir comme à l’époque où on s’était connus, mais avec ses cheveux roux coupés court elle gardait cet air juvénile et insouciant qui m’avait attiré lors de notre première rencontre. Elle était accompagnée d’une femme brune et prématurément vieillie, vêtue d’un tailleur bleu.

— Virginia Reyes, a dit Griseta en me présentant l’inconnue.
Je lui ai indiqué une des chaises faisant face à mon bureau et la femme s’est assise sans rien dire. Je l’ai observée du coin de l’œil et un je-ne-sais-quoi dans l’expression de son visage m’a fait réprimer l’envie d’allumer une cigarette. Les ailes de son nez montraient des taches sombres et ses lèvres, légèrement maquillées de rouge, étaient entourées de petites rides.

— Virginia était mon professeur de mathématiques au lycée, a dit Griseta, et j’ai senti venir le début d’une histoire dont elle ne tarderait pas à dévoiler les intentions. Nous avons cessé de nous voir quand j’ai terminé mes études et on s’est retrouvées il y a deux mois dans un supermarché. Nous avons décidé de déjeuner ensemble la semaine suivante et, la veille de notre rendez-vous, elle m’a téléphoné pour m’apprendre la mort de son seul frère.

— Je suis désolé, ai-je murmuré sans parvenir à mettre de la tristesse dans ma voix.
Virginia Reyes a esquissé un sourire compréhensif et, aussitôt, a lissé sa jupe bleue et regardé avec sympathie Simenon qui venait de sauter sur mon bureau et semblait s’intéresser à la conversation.

— Griseta m’a raconté que vous êtes détective privé et que vous enquêtez sur n’importe quelle sorte de délits.

— Quelquefois, quand je le peux ou quand l’occasion se présente, je fais ce genre de travail, lui ai-je dit en me demandant si j’aurais assez de courage pour écouter son histoire.

— Dans ce cas, vous pouvez peut-être m’aider.

— De quoi s’agit-il ? Lui ai-je demandé sur le ton blasé d’un fonctionnaire chargé du guichet des informations.

— Mon frère Germán a été assassiné. Deux hommes l’ont attendu à la sortie de son travail et ont tiré sur lui. Il est mort sur le coup sans que personne ne puisse l’aider.

— La police sait enquêter sur les agressions commises dans la rue. Elle met ses mouchards au travail et ne tarde pas à avoir une piste qui lui permet de découvrir le responsable.

— L’assassinat de mon frère n’est pas une agression courante. Je crois que c’est une ruse des coupables pour lancer la police sur une fausse piste.

— Qu’est-ce qui vous fait penser à une ruse ?

— On ne lui a rien volé et pourtant il avait sur lui son salaire du mois et la montre héritée d’un oncle.

— C’étaient peut-être deux malfaiteurs inexpérimentés ; après avoir tiré, ils ont été pris de panique et se sont enfuis. Ce ne serait pas la première fois.

— C’est ce que dit la police. Cependant, une semaine avant sa mort, mon frère m’a dit qu’il avait l’impression d’être suivi.

— Par qui ?

— Germán avait vu deux hommes dans différents endroits qu’il fréquentait. Et aussi dans la rue. Concrètement, il avait peur.

— Même si, comme on le suppose, le temps des persécutions et des assassinats est révolu, tout au moins pour des raisons politiques, je vous recommande de porter l’affaire devant les tribunaux.

— Je doute que cela serve à quelque chose après sa mort. Mon frère était bizarre ces derniers temps. Arrivé à la maison, il s’enfermait dans sa chambre. À mon avis, s’il avait un problème, c’était lié à quelque chose qui se passait sur son lieu de travail.

— Vous pensez à quoi exactement ?

— À des vols, à des différends avec un collègue. Je ne sais pas précisément. La seule chose dont je suis sûre, c’est que la police n’a pas accordé beaucoup d’attention à sa mort.

— Quel âge avait votre frère ?

— Soixante ans.

— Marié ?

— Oui, à vingt-cinq ans et il s’est séparé quatre ans plus tard, sans enfant, et peu désireux de s’embarquer dans une autre relation pendant un bon bout de temps. Depuis deux ans, il avait une amie avec laquelle il allait cohabiter prochainement. Elle s’appelle Benilde Roos et travaille comme infirmière dans un centre médical.

— Que pense-t-elle de ce qui vient de se passer ?

— À dire vrai, je l’ignore. Je l’ai vue aux obsèques et elle semblait incapable de penser à autre chose qu’à son chagrin.
Par la suite, on ne s’est pas rencontrées. Nous n’avons jamais été amies et, si j’ai bonne mémoire, elle n’est venue chez moi qu’une seule fois.

— Votre frère avait-il un ami ? Quelqu’un à qui il faisait confiance ?

— Personne ne venait le voir à la maison. Je sais qu’il assistait aux réunions d’un club ou d’une société dont il ne parlait jamais beaucoup.

— Votre frère n’était pas bavard.

— Il échangeait quelques mots avec moi et avec mes filles, mais juste le nécessaire. Quand Griseta m’a parlé de vous, j’ai réfléchi à ce que je pouvais vous dire de lui et, pour être franche, je n’ai pas trouvé grand-chose. On avait sept ans de différence. Germán était né du second mariage de mon père et, au-delà de notre affection fraternelle, la communication entre nous n’a jamais été bonne.

— Comment avez-vous su qu’il avait été attaqué par deux hommes ?

— Il y a un témoin, Darío Carvilio, un collègue de travail de Germán. Il a donné sa version des faits à la police.

— Tu peux aider Virginia ? a demandé Griseta.
J’ai regardé l’horizon ensoleillé qui s’étendait au-delà de la fenêtre et je n’ai pas répondu.

— Je peux payer vos services, a ajouté Virginia Reyes en constatant mon désintérêt apparent.

— Je ne pensais pas à mes honoraires, madame. Le principal mystère semble être votre frère.

— Que voulez-vous dire ? a-t-elledemandé.

— Si nous découvrons la raison de sa peur, nous parviendrons peut-être à savoir qui l’a agressé. En supposant, bien sûr, que ce n’était pas pour le voler.
Griseta s’est impatientée :

— Tu vas t’occuper de cette affaire ?

— Je peux poser quelques questions sans pour autant arriver à des conclusions différentes de celles de la police.
Après une pause mise à profit pour regarder par la fenêtre de mon bureau, j’ai demandé à Virginia Reyes le nom de l’endroit où son frère avait travaillé.

— Casa León. Dans les premiers pâtés de maisons de l’avenue Vicuna Mackenna. Germán était caissier dans cet établissement spécialisé dans les matériaux de construction.

— J’aurais également besoin de rencontrer Benilde Roos et d’examiner les affaires de votre frère.

P.-S.

L’obscure mémoire des armes ( La oscura memoria de las armas), de Ramon Diaz-Eterovic, traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg, Editions Métailié, Paris, 2011.
Avec l’aimable autorisation des Editions Métailié.

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