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Janet la revenante 

jeudi 17 août 2023, par Robert Louis Stevenson (Date de rédaction antérieure : 20 avril 2011).

Janet la revenante (aussi traduit Janet la Torte ; Thrawn Janet) est une nouvelle fantastique de Robert Louis Stevenson publiée en octobre 1881 dans le Cornhill Magazine. Elle a été reprise en 1887 dans The Merry Men and Other Tales and Fables (Les Gais Lurons et autres contes).

Le Révérend Murdoch Soulis fut longtemps ministre de la paroisse de Balweary, dans la marécageuse vallée de la Dule. Vieillard à la mine sévère et glaciale, effrayant à entendre, il habitait les dernières années de sa vie, sans parent ni serviteur ni aucune autre compagnie humaine, dans le petit presbytère isolé que dominait le rocher de la Femme-Pendue. Malgré la rigidité de fer de ses traits, il avait l’œil effrayé, égaré, hagard. Et lorsqu’il évoquait, dans une semonce privée, l’avenir des âmes impénitentes, on eût dit que son œil découvrait, au-delà des orages du temps, les terreurs de l’éternité. Bien des jeunes gens qui venaient se préparer à la Sainte Communion étaient affreusement bouleversés par ses propos. Il avait composé un prêche sur la première épître de saint Pierre, verset 8 : « Le démon est un lion dévorant » pour le dimanche qui suit le 7 août, et il se surpassait en commentant ce texte tant à cause de la nature horrifique du sujet que par le spectacle terrifiant qu’il offrait en chaire. Les enfants étaient convulsés d’épouvante et les vieux prenaient ce jour-là des airs plus entendus et plus mystérieux que de coutume en multipliant ces allusions qui avaient la désapprobation d’Hamlet. Quant au presbytère, proche de la Dule, sous de grands arbres, dominé d’un côté par la Femme-Pendue, et ayant vue de l’autre sur des collines froides et marécageuses, — il avait commencé, très tôt sous le ministère de M. Soulis, d’être évité dès la brune par ceux qui se targuaient d’une certaine prudence, et les charretiers attablés au cabaret branlaient la tête à l’idée de passer trop tardivement dans ce sinistre voisinage. Pour être plus précis, cette terreur émanait surtout d’un point particulier. Le presbytère se trouvait situé entre la grand-route et la Dule, avec un pignon de chaque côté ; le derrière regardait la ville de Balweary, distante d’un demi-mille à peu près ; devant, un jardin en friche clôturé d’épine occupait le terrain compris entre la rivière et la route. La maison avait deux étages qui comprenaient chacun deux vastes pièces. Elle ne donnait pas directement sur le jardin, mais sur un sentier surélevé, une sorte de digue aboutissant à la route d’une part, et se perdant de l’autre sous les saules et les bouleaux élevés qui bordaient le courant. C’était ce bout de digue qui jouissait d’une si déplorable réputation chez les jeunes paroissiens de Balweary. Le ministre s’y promenait souvent après le crépuscule, poussant parfois des plaintes inarticulées dont il entrecoupait ses prières ; et lorsqu’il était absent, et la porte du presbytère fermée à clef, les plus hardis d’entre les écoliers s’aventuraient, le cœur battant, à « suivre leur capitaine » sur ce chemin légendaire.

Qu’une telle atmosphère de terreur environnât ainsi un homme de Dieu d’un caractère et d’une orthodoxie sans tache, était une cause fréquente d’étonnement et un sujet de questions pour les rares étrangers que le hasard ou leurs affaires amenaient dans ce pays perdu. Mais dans la paroisse même, beaucoup ignoraient les singuliers événements qui avaient marqué la première année du ministère de M. Soulis ; et, des mieux informés, les uns étaient réservés par nature, les autres évitaient ce sujet de conversation. À de rares intervalles seulement, l’un des plus anciens prenait courage après son troisième petit verre et racontait l’origine des allures étranges et de la vie solitaire du ministre[1].

Il y a cinquante ans de ça, quand M. Soulis est venu pour la première fois à Balweary, c’était encore un jeunot — un blanc-bec, disaient les gens — plein de ce savoir qu’on trouve dans les livres et causant avec emphase, mais, comme il était naturel chez un aussi jeune homme, sans la moindre expérience en matière de religion. La jeunesse était grandement séduite par ses talents et son éloquence, mais les vieux, les gens sérieux et graves, hommes et femmes, étaient presque tentés de prier, et pour ce jeune homme qui s’en faisait accroire, et pour la paroisse, si mal partagée. C’était avant l’époque des « modérés » — le diantre soit d’eux ; mais les bonnes choses sont comme les mauvaises, les unes et les autres viennent petit à petit, une bouchée à la fois ; et il y avait même alors des gens pour dire que le Seigneur avait abandonné à leurs lumières les professeurs de l’université, et que ceux qui allaient étudier sous eux auraient beaucoup mieux fait de rester assis dans un trou à tourbe, comme les « abstentionnistes », lors de la persécution, avec une bible sous le bras et la prière dans le cœur. En tout cas, il n’y avait pas de doute. M. Soulis était resté trop longtemps au collège. Il se préoccupait d’un tas de choses en dehors des seules nécessaires. Il avait apporté un tas de livres, — plus qu’on n’en vit jamais avant lui dans ce presbytère, et ils donnèrent un mal du diable au portefaix. C’étaient des livres de théologie, bien sûr, ou soi-disant tels ; mais les gens sérieux étaient d’avis qu’on n’en avait pas besoin d’autant, alors que la vraie Parole de Dieu tiendrait dans la poche. Puis il restait assis la moitié de la journée et de la nuit, ce qui n’était guère convenable, — à écrire, pas moins ; et d’abord on avait eu peur qu’il ne lût ses sermons ; mais ensuite on apprit qu’il écrivait un livre, ce qui n’était sûrement pas approprié à son âge et à son peu d’expérience.

En tout cas il eut le désir de prendre une vieille femme pour tenir son presbytère et préparer ses repas. On lui recommanda une vieille boiteuse — qui s’appelait Janet Mac Clour — et il lui fallut se décider. Beaucoup le mirent en garde contre cet avis, car Janet était plus que suspecte aux meilleures gens de Balweary. Longtemps auparavant, elle avait eu un bébé d’un militaire ; elle ne s’était pas approchée de la Sainte Table depuis au moins trente ans ; et des gamins l’avaient vue qui marmottait toute seule sur le Key Loan, au crépuscule, temps et lieu fort incongrus pour une femme craignant Dieu. Quoi qu’il en soit, c’était le laird lui-même qui avait le premier parlé de Janet au ministre ; et à cette époque celui-ci aurait fait beaucoup pour complaire au laird. Quand on vint lui raconter que Janet s’était vouée au diable, il traita la chose de superstition ; et quand on lui cita la Bible et la sibylle d’Endor, il répliqua que ces temps étaient passés et que le diable avait heureusement beaucoup perdu de son pouvoir.

Eh bien, quand on sut dans le village que Janet allait entrer comme servante chez le ministre, les gens s’en prirent à lui et à elle ensemble ; et quelques bonnes femmes n’eurent rien de plus pressé que d’aller attendre la boiteuse devant sa porte et de lui rappeler tout ce que l’on savait contre elle, depuis l’enfant du militaire jusqu’à son aventure avec John Tamson. Elle ne parlait guère, d’habitude ; les gens la laissaient passer son chemin et elle le leur, sans bonjour ni bonsoir ; mais lorsqu’elle s’y mettait, elle avait une langue à damer le pion au meunier. Elle monta donc sur ses ergots, et il n’y eut pas un vieux cancan dans tout Balweary qu’elle ne déterrât ce jour-là ; et pour une chose qu’on lui disait, elle en répondait deux. À la fin, les bonnes femmes se fâchèrent et, sautant sur elle, lui arrachèrent ses jupes et l’entraînèrent pour la jeter dans la Dule en aval du village, afin de voir si elle était sorcière ou non, si elle surnageait ou irait au fond. La garce hurlait, à l’entendre de la Femme-Pendue, et elle se débattait comme dix ; maintes bonnes femmes portèrent les marques de ses griffes durant plusieurs jours ; mais voilà qu’au beau milieu de ce grabuge arrive (pour ses péchés) rien moins que le nouveau ministre.

— Femmes, dit-il (et il avait une voix imposante), je vous adjure au nom du Seigneur de la laisser aller.

Janet courut à lui (elle était folle de terreur) et s’agrippa à lui, le priant, pour l’amour du Christ, de la sauver des commères ; et celles-ci, de leur côté, racontèrent au révérend tout ce qu’elles savaient, et voire davantage.

— Femme, dit-il, est-ce vrai ?

— Comme le Seigneur me voit, comme le Seigneur m’a créée, pas un seul mot ! À part l’enfant, j’ai été toute ma vie une femme rangée.

— Voulez-vous, dit M. Soulis, au nom de Dieu et devant moi, Son très indigne ministre, renoncer au démon et à ses œuvres ?

Eh bien, il paraît que, lorsqu’il lui demanda cela, elle fit une grimace effroyable et qu’on entendit ses dents s’entrechoquer. Mais elle n’avait pas le choix ; elle leva donc la main et renonça au démon.

— Et maintenant, dit M. Soulis aux bonnes femmes, rentrez chez vous, les unes et les autres, et priez Dieu qu’il vous pardonne.

Et offrant son bras à Janet, bien qu’elle n’eût guère sur elle que sa chemise, il l’emmena à travers le village jusqu’à sa porte, comme une noble lady ; mais elle criait et riait, que c’en était un scandale.

Ce soir-là, beaucoup de gens sérieux restèrent tard à dire leurs prières ; mais le lendemain, une telle panique se répandit dans Balweary que les enfants se cachaient et que même les hommes ne passaient pas le seuil de leurs portes. Car Janet (Janet, ou son fantôme) descendit la rue d’un bout à l’autre, — et elle avait son cou tordu et sa tête toute d’un côté, comme celle d’un pendu, et sur son visage une grimace de déterré. Peu à peu on s’y habitua, et même on lui demanda ce qui lui était arrivé ; mais à partir de ce jour elle cessa de parler comme une chrétienne : elle se contentait de faire cliquer ses dents comme une paire de ciseaux ; et à partir de ce jour le nom de Dieu ne passa plus jamais ses lèvres. Parfois elle tâchait de le prononcer, mais sans y parvenir. Les mieux renseignés étaient les moins bavards ; et ils ne donnèrent jamais à cet être le nom de Janet Mac Clour ; car l’ancienne Janet, à les entendre, était à présent au fin fond de l’enfer. Mais il fut impossible de convaincre le ministre ; il prêchait sans cesse sur la cruauté de celles qui avaient donné à sa servante une attaque de paralysie ; il réprimandait les gamins qui la poursuivaient ; et il l’avait du reste prise chez lui dès le premier soir, et il habitait avec elle sous la Femme-Pendue. Or, le temps passa ; et les plus légers commencèrent à faire bon marché de cette sombre histoire. Le ministre avait bonne réputation ; il restait tard à écrire, on voyait sa chandelle briller, du côté de la Dule, jusque passé minuit ; et il avait l’air satisfait et alerte comme devant, bien que chacun pût s’apercevoir qu’il dépérissait. Quant à Janet, elle allait et venait ; si elle ne parlait guère autrefois, il était naturel qu’elle parlât désormais encore moins ; elle ne s’occupait de personne ; mais sa mine était si étrange que personne ne se serait compromis avec elle, pour toutes les terres de Balweary.

Vers la fin de juillet, il y eut des chaleurs comme on n’en avait jamais vu dans le pays : un temps lourd, brûlant, sans un souffle ; les troupeaux n’arrivaient plus à monter la Colline-Noire, les enfants étaient trop las pour jouer ; et avec cela, il faisait orageux, des coups de vent chauds balayaient les vallées et amenaient des bribes d’averses qui ne rafraîchissaient pas. On croyait toujours que l’orage éclaterait le lendemain ; mais le lendemain arrivait, et le surlendemain, et c’était toujours le même temps absurde, accablant les hommes et le bétail. De tous les habitants du pays, aucun ne souffrait comme M. Soulis ; il ne pouvait plus dormir ni manger, disait-il ; et lorsqu’il n’était pas à écrire son sempiternel bouquin, il errait par les routes comme un possédé, aux heures où tout le monde était trop heureux de se tenir au frais dans les maisons.

Entre la Femme-Pendue et la Colline-Noire, il y a un bout de terrain, enclos par une grille de fer ; il parait que ce fut jadis le cimetière de Balweary, consacré par les papistes avant que la vraie lumière brillât sur le royaume. M. Soulis aimait beaucoup cet endroit, pour s’y asseoir et méditer ses sermons. Eh bien, un jour, en arrivant à l’extrémité ouest de la Colline-Noire, il vit d’abord deux, puis trois, puis sept corneilles qui s’élevaient en tournoyant au-dessus de l’ancien cimetière. Elles volaient lourdement et croassaient dans le ciel. M. Soulis comprit que quelque chose d’insolite les avait effrayées. Il n’était pas poltron et il alla droit son chemin ; et que trouva-t-il ? un homme, ou la semblance d’un homme, assis à l’intérieur sur une tombe. Cet homme était de haute stature et noir comme l’enfer, avec des yeux étranges[2]. M. Soulis avait entendu parler d’hommes noirs, bien souvent ; mais cet homme noir-ci avait quelque chose de louche qui le troublait. Malgré la chaleur, il sentit comme un frisson le glacer jusqu’aux moelles. Néanmoins, il parla, et dit :

— Mon ami, êtes-vous un étranger au pays ?

L’homme noir ne répondit pas ; il se leva et s’en alla vers l’autre bout de l’enclos, mais en regardant toujours le ministre ; et le ministre s’arrêta, le regardant aussi. Finalement, l’homme noir sortit du cimetière et prit sa course vers les bois. Alors M. Soulis, sans savoir pourquoi, courut après lui ; mais il était éreinté par sa promenade et par le temps brûlant et malsain. Il eut beau courir, ce fut tout juste s’il entrevit l’homme noir derrière les hêtres, avant d’arriver au pied de la colline ; et là il l’aperçut encore une fois qui bondissait et galopait le long de la Dule vers le presbytère.

M. Soulis était mécontent de voir ce redoutable individu prendre ces libertés avec le presbytère de Balweary ; il courut plus fort et, tout trempé, longea la rivière et remonta la digue. Mais du diable s’il revit l’homme noir ! Il s’avança jusque sur la route. — Personne. Il traversa le jardin : — pas d’homme noir. À la fin, et un peu effrayé comme il n’était que juste, il entra dans la maison ; et il vit Janet Mac Clour, avec son cou tordu, qui l’accueillit avec joie. Mais en jetant les yeux sur elle, il éprouva le même frisson glacé.

— Janet, dit-il, avez-vous vu l’homme noir ?

— L’homme noir ? Dieu garde ! Vous n’êtes pas dans votre bon sens, ministre. Il n’y a pas d’homme noir à Balweary.

Mais elle ne parlait pas distinctement, rappelez-vous ; elle mâchonnait comme un cheval qui a le mors dans la bouche.

— Eh bien, dit-il, s’il n’y a pas d’homme noir à Balweary, je viens de parler à l’Accusateur-des-Frères.

Et il s’assit, comme en proie à la fièvre, et ses dents claquaient.

— Fi ! dit-elle, vous n’avez pas honte, ministre !

Et elle lui donna à boire une goutte de l’eau-de-vie qu’elle tenait en réserve.

Ensuite, M, Soulis alla dans son cabinet retrouver ses bouquins. C’est une pièce allongée, sombre, d’un froid mortel en hiver, et qui n’est pas bien sèche même au cœur de l’été, car le presbytère est voisin de la rivière. Il s’assit et réfléchit à tout ce qui s’était passé depuis son arrivée à Balweary ; il se rappela son pays, le temps de son enfance, alors qu’il allait jouer sur la bruyère ; et cet homme noir aussi lui revenait à l’esprit comme le refrain d’une chanson. Et plus il songeait, plus il songeait à l’homme noir. Il voulut prier, mais les paroles ne lui venaient pas. Il essaya de travailler à son livre, mais il ne le put pas non plus. Par moments, il se figurait que l’homme noir était à son côté, et la sueur l’inondait, froide comme eau de puits. À d’autres moments, il se rappelait son enfance chrétienne et ne pensait à rien d’autre.

Pour finir, il se mit à la fenêtre et considéra la Dule. Les arbres sont très touffus et l’eau est profonde et noire devant le presbytère ; et il vit Janet, les jupes relevées, qui lessivait du linge. Elle tournait le dos au ministre, et lui, de son côté, ne faisait pas attention à ce qu’il voyait. Mais elle fit volte-face et lui montra son visage. M. Soulis ressentit le même frisson glacé que la veille, et il comprit ce que disaient les gens, que la vraie Janet était morte depuis longtemps, et que celle-ci n’était qu’un fantôme revêtu de sa froide argile. Il se recula un peu et l’examina attentivement. Elle clopinait autour de sa lessive, en ronronnant tout bas ; mais, Dieu nous éclaire, son visage était bien singulier. Parfois, elle chantait à voix haute, mais nul vivant, homme ou femme, n’aurait pu dire quelles paroles elle chantait ; et parfois elle regardait à côté d’elle, mais il n’y avait là rien qu’elle pût regarder. Il sentit sa chair se recroqueviller sur ses os ; — ce qui était un avertissement du ciel. Mais M. Soulis se reprocha de mal penser d’une pauvre infirme qui n’avait d’autre ami que lui ; et il dit une petite prière pour lui et pour elle, et but un peu d’eau froide — car il n’avait pas le cœur à manger — et il s’alla coucher dans le crépuscule.

C’est une nuit qu’on n’a pas oubliée, à Balweary, la nuit du 17 août 1712. Il avait fait chaud auparavant, comme je l’ai dit, mais cette nuit-là il fit plus chaud que jamais. Le soleil s’était couché dans des nuages d’un aspect insolite : il faisait noir comme dans un four : pas une étoile, pas un souffle d’air ; on ne voyait pas le bout de son nez, et même les vieux, tout haletants, rejetaient leurs couvertures. Avec toutes ses préoccupations, il y avait peu de chances pour que M. Soulis pût dormir. Il resta donc à se retourner dans son lit ; les bons draps frais le brûlaient jusqu’aux os ; par instants, il s’endormait, puis il se réveillait ; parfois il écoutait la nuit, et parfois un chien hurlant à la mort, au loin ; ou bien il croyait entendre des remuements dans son grenier ; ou bien il voyait passer des ombres dans la chambre. Il se sentait, il se jugeait malade ; et il était malade en effet, — d’une façon qu’il ne soupçonnait guère.

À la fin, il se fit une éclaircie dans son esprit et, s’asseyant au bord du lit dans l’obscurité, il repensa une fois de plus à l’homme noir et à Janet. Il n’aurait su bien dire comment — peut-être fut-ce parce qu’il avait froid aux pieds, — mais il entrevit soudain une relation entre les deux, et il comprit que l’un ou l’autre, sinon tous les deux, étaient des fantômes. Au même moment, dans la chambre de Janet, qui était voisine de la sienne, il se fit un remue-ménage, comme si des gens se battaient, puis un grand choc ; et puis un coup de vent assaillit les quatre coins de la maison ; et puis tout fut à nouveau muet comme la tombe.

M. Soulis ne craignait ni homme ni diable. Il battit le briquet, alluma une chandelle et fut en trois pas à la porte de Janet. La porte était entr’ouverte : il la poussa et entra. La chambre était aussi vaste que celle du ministre et remplie de vieux meubles cossus, car il n’avait d’autre place où les mettre. Il y avait un lit à baldaquin de tapisserie, et un beau bahut de chêne rempli des livres de théologie du ministre, qui les avait mis là à l’abri de l’humidité. Quelques effets de Janet traînaient çà et là sur le plancher ; mais de Janet, point ! M. Soulis s’avança (peu de gens l’auraient suivi), regarda tout autour de lui et prêta l’oreille. Mais on n’entendait aucun bruit, ni dans le presbytère, ni dans la paroisse de Balweary, et on ne voyait rien que les ombres mouvantes projetées par la chandelle. Tout à coup, le cœur du ministre battit violemment, puis s’arrêta ; et un souffle glacé passa sur sa face. Quel affreux spectacle s’offrait aux regards de l’infortuné ! Il avait devant lui Janet, pendue à un clou contre le vieux bahut de chêne : sa tête retombait sur son épaule, ses yeux faisaient saillie, la langue lui sortait de la bouche, et ses talons étaient à deux pieds au-dessus du plancher.

— Dieu nous pardonne à tous ! songea M. Soulis. La pauvre Janet est morte.

Il fit un pas vers le cadavre ; et alors son cœur lui martela les côtes. Car, par un tour de force qu’il n’appartient pas à l’homme de juger, elle était pendue à un simple clou, par un simple fil à raccommoder les bas.

C’est une terrible chose que de se trouver tout seul, de nuit, au milieu de tels prodiges des ténèbres. Mais M. Soulis était fort devant le Seigneur. Il quitta la chambre, fermant la porte à double tour, derrière lui ; et, marche à marche, il descendit l’escalier. Il ne pouvait prier ni réfléchir ; il ruisselait d’une sueur froide, et il n’entendait rien que les battements précipités de son cœur. Il était resté là, peut-être une heure, ou bien deux, sans le savoir, lorsque soudain il entendit un bruit singulier à l’étage : un pas arpentait la chambre où le cadavre était pendu ; puis la porte, qu’il se rappelait fort bien avoir fermée à clef, s’ouvrit ; et le pas s’avança sur le palier, et il crut voir le cadavre se pencher sur la rampe pour le regarder du haut en bas de la cage de l’escalier.

Il reprit la chandelle (car il n’aurait osé se passer de lumière) et, le plus doucement possible, sortit du presbytère et s’en alla, jusqu’à l’extrémité de la digue. Il faisait noir comme dans un four ; la flamme de la chandelle, lorsqu’il la déposa par terre, montait aussi droite que dans une chambre ; rien ne remuait, sauf les eaux murmurant et bondissant dans le lit de la Dule, et là-bas ce pas suspect et clopinant qui descendait l’escalier, à l’intérieur du presbytère. Il le reconnaissait bien, ce pas : c’était celui de Janet ! À mesure qu’il se rapprochait, une marche après l’autre, le froid pénétrait plus profondément dans son corps. Il recommanda son âme à son Créateur :

— O mon Dieu, dit-il, donne-moi cette nuit la force de combattre les puissances du Mal ! Cependant, le pas enfila le couloir menant à la porte ; M. Soulis entendit une main tâtonner tout du long, comme si l’effroyable créature cherchait son chemin. Les branches s’agitèrent et s’entrechoquèrent, un soupir prolongé passa sur les hauteurs, la flamme de la chandelle se rabattit ; et M. Soulis eut devant lui, sur le seuil du presbytère, le corps de Janet-la-Revenante, avec sa robe de camelot et sa mante noire, la tête sur l’épaule, et le rictus sur son visage renversé — vivante, aurait-on dit, — morte, savait bien M. Soulis. C’est une chose étrange comme l’âme de l’homme est chevillée à son corps périssable ; car le ministre put voir cela sans que son cœur éclatât.

Elle s’arrêta peu de temps sur le seuil ; elle se remit en marche et s’approcha de M. Soulis. Celui-ci avait rassemblé toutes les énergies de son corps, toute la vigueur de son esprit, dans ses yeux. On eût dit qu’elle allait parler, mais les mots lui firent défaut et elle fit un signe de la main gauche. Il survint un coup de vent, comme un chat qui feule ; la chandelle s’éteignit ; les branches crièrent comme des gens, — et M. Soulis comprit que, dût-il vivre ou mourir, le dénouement arrivait.

— Sorcière, enchanteuse, démone ! s’écria-t-il. Je vous adjure, par la puissance divine, de vous en aller — si vous êtes défunte, à la tombe — si vous êtes damnée, en enfer !

Et, à ce moment, le doigt même de Dieu sortit des cieux et frappa l’Horreur sur place ; le cadavre maudit de la vieille sorcière morte, depuis si longtemps tenu loin de la tombe et manœuvré par les diables, s’aplatit comme un paquet d’amadou et se réduisit en cendres sur le sol ; le tonnerre éclata, à coups redoublés ; puis une pluie torrentielle ; et M. Soulis, passant par une brèche de la haie du jardin, se mit à courir à toutes jambes vers le village.

Le matin suivant, John Christie vit l’homme noir passer le Grand Cairn, comme sonnaient six heures ; avant huit heures, il passa devant le cabaret de Knockdow ; et peu après, Sandy Mac Lellan le vit sur la bruyère, qui descendait de Kilmackerlie. Il n’est guère douteux que ce fut lui qui demeura si longtemps dans le corps de Janet ; mais il l’avait enfin quitté ; et depuis, le diable ne nous a plus tourmentés, à Balweary.

Mais ce fut une cruelle épreuve pour le ministre ; de longs jours il garda le lit, en proie au délire ; et dorénavant, il est resté tel que vous l’avez vu.

P.-S.

1. ↑ La suite du conte est en dialecte écossais. On n’a pu faire passer dans la traduction tous les effets de cet artifice de style. (N.d.T.)
2. ↑ C’est une croyance répandue en Écosse, que le diable se montre sous la forme d’un homme noir. Ceci résulte de plusieurs procès de sorcellerie, et aussi des Mémoires de Law, ce trésor de contes bizarres et macabres. (R.-L S.).

in Les Gais Lurons, éd. de la Sirène, 1920 - traduit par Théo Varlet.

source : wikisource

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