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Insulaires (5) 

dimanche 6 décembre 2009, par Laurent Margantin

1.

Ici les toits des maisons étaient en tôle. Certaines pièces donnaient sur une petite cour protégée par l’épaisse végétation. La nuit, les lumières allumées révélaient ces minuscules carrés à l’air libre et la vie des habitants à côté.

Au milieu de l’obscurité, on voyait le buste et la tête d’une femme dans une cuisine se déplacer d’un coin à l’autre de la pièce, comme si une partie de la maison était elle-même à ciel ouvert. Invisibles, d’autres existences humaines suivaient leur cours sous les toits en tôle, tandis que quelques corps aux gestes placides et précis, toujours silencieux, apparaissaient ça et là. Ils n’étaient que quelques-uns, mais leur apparition sous la lumière d’une ampoule électrique au milieu du vaste océan rassurait un peu.

2.

La matinée avait commencé par cette ascension motorisée de la montagne, route étroite aux virages serrées bordée de palmiers et d’ autres arbres tropicaux dont il ignorait le nom. Il ne savait pas exactement où menait cette route, sinon qu’à un tournant devait se trouver le bureau de poste où on l’avait envoyé chercher un paquet.

Une fois recueilli le colis, il s’était tourné vers le paysage, et avait contemplé l’ océan ouvert devant lui comme il ne l’ avait jamais vu, et surtout cette auréole beige qui couronnait la côte insulaire et tranchait avec le bleu marin. Comme il avait beaucoup plus tous ces derniers jours, les ravines avaient déversé leurs flots de boue dans l’océan à présent sali.

Ainsi l’île s’était-elle érodée un peu plus, une partie de sa terre et de ses roches sombrant dans la mer aux fonds vertigineux. Lui qui avait rêvé d’élévation se sentit glisser, tomber, pareille à cette glaise primitive, mêlé aux abysses.

3.

On passait à côté de la statue du lion derrière ses barreaux, marchant dans cette longue rue ensoleillée qui traversait la ville, sans faire attention au long mur blanc qui suivait, sans le voir même, jusqu’au jour où, parce qu’un portail était ouvert, on découvrait de l’autre côté du mur une immense cour, la cour d’une école très ancienne à laquelle était adossée une église.

Le matin, lorsqu’on passait en voiture, on voyait bien des enfants emmenés par leurs parents jusqu’à la porte principale de cet établissement qui se trouvait dans une rue perpendiculaire, mais on n’avait pas pensé à l’existence d’une cour de cette taille juste de l’autre côté du mur, cour qui semblait n’avoir pas changé depuis des décennies, avec son panier de basket au poteau rouillé, ses lignes blanches sur le sol à moitié effacées, et au-dessus les fenêtres des salles de cours cachées par des volets presque rabattus pour protéger de la chaleur.
Etrange espace, sans enfants ce jour-là, caché à quelques mètres du passant qui passait à côté de lui sans le savoir, et qui surgissait par la brusque et rare ouverture de ce portail comme une image très enfouie revient parfois à la mémoire.

4.

Au milieu de mauvaises herbes et de deux ou trois arbustes mal entretenus, ils étaient assis en silence. La maison et la terrasse qui les accueillait avaient l’air délabré. Une femme mal vêtue se déplaçait d’une table à l’autre, apportant leur breuvage aux clients.

Cette maison – on le lisait sur la façade aux couleurs délavées – offrait des tisanes et des gâteaux. Située au bout de la rue principale de la petite ville pittoresque, elle dénotait à côté des autres cafés et salons de thé qu’on trouvait plus loin, mais sa terrasse était toujours bien remplie.

Lorsqu’on observait un instant la clientèle, on se rendait compte qu’elle était composée de randonneurs ou de simples touristes atypiques attirés par l’aspect délabré des lieux qui convenait bien à leur apparence elle aussi assez sommaire. On se doutait qu’ils avaient fait tous ces kilomètres à pied ou en voiture par les voies ou les routes escarpées de la montagne pour se voir gratifiés enfin des meilleures tisanes et des gâteaux exceptionnels de cette maison qui ne payait pas, mais alors pas du tout de mine. On soupçonnait aussi qu’un livre mondialement connu les avait poussés jusqu’ici, et on exprimait de la reconnaissance pour cette modeste mais informative littérature qui amenait quantité de gens de partout dans le monde jusqu’à cette maison qu’aucun d’entre eux n’aurait jamais voulu habiter, même gratuitement.

5.

La maison était située au centre du village entouré de montagnes. Elle avait été depuis longtemps vidée de ses meubles, et le jardin n’était plus entretenu. Le nom du propriétaire était toutefois resté accroché au-dessus de la porte principale, comme un ancien titre de gloire. On disait que l’homme avait eu de nombreux admirateurs partout dans l’ île, et que parmi ceux-ci il y avait eu un nombre important de ses propres esclaves. On racontait aussi qu’il avait été un bon maître, et qu’ il avait légué avant de disparaître plusieurs de ses propriétés à quelques-uns de ceux qu’ il avait affranchis. Mais quoi faire de cette demeure maintenant délabrée et risquant de s’effondrer tout à coup ?

Après un temps de réflexion, on avait finalement vendu la maison à un riche personnage venu de très loin. Celui-ci voulait y venir en vacances pour écrire un livre qui raconterait l’histoire du maître disparu.

6.

Le nord de l’île, c’était cette rue qui traversait la ville depuis le sud, toute droite, tendue dans la direction opposée, au milieu de laquelle se trouvait le monument au morts avec, dans une urne, un peu de la terre sacrée du pays lointain à laquelle l’insulaire était invisiblement rattaché.

Le nord de l’île, c’était cette ouverture sur l’océan, cet horizon qui devait signifier quelque chose au-delà des milliers de kilomètres d’eau et de terres inconnues.

Certains jours, on croyait voir apparaître des formes dans les nuages, des visages, des rues, des villes apparaissaient dans le crépuscule où se mélangeaient toutes les couleurs, à force de descendre cette rue on était comme happé par ce bout du monde sur lequel elle ouvrait, on s’y projetait, on voyait tout ce qu’on désirait voir, ce qui faisait communier un instant l’étranger avec le fou qui, descendant lui aussi la rue, mais plusieurs fois par jour, se mettait à hurler, à tenir des propos insensés, pris par des visions.

7.

Le vieux l’avait conduit là un soir, lui qui était intrigué par la musique qu’on jouait derrière ces murs des heures durant. En entrant sur le terrain en plein air, on voyait les hommes et les femmes noirs sous la lumière des lampadaires. C’était une foule en mouvement, regroupée autour d’un cercle : les hommes traversaient le cercle dans tous les sens, l’un d’entre eux battant les corps à l’aide d’une longue gerbe pour que la foule s’écarte et laisse les lutteurs s’avancer.

Excités par la musique qui sortait des haut-parleurs, ceux-ci discutaient entre eux, entourés par des proches qui les conseillaient, parfois les dissuadaient de s’engager dans un combat contre plus fort qu’eux, tandis qu’à l’autre bout de la scène – car c’était un spectacle, disait-on -, des femmes corpulentes et d’âge mûr dansaient en riant aux éclats, formant une ligne compacte qui bougeait d’avant en arrière.

La violence du combat était extrême. Deux hommes torse nu se jetaient l’un contre l’autre, et se frappaient sans retenue. Le vieux, qui s’était jadis beaucoup battu, voulait de nouveau se battre. Lui qui observait ce spectacle se sentit peu à peu traversé par le souvenir d’anciens combats qui n’avaient, il s’en rendait compte à présent, jamais connu de fin.

8.

Dans ce village on était entre deux rivières, entre deux ravines. Une seule route le traversait, si bien que les habitants pouvaient observer facilement qui y arrivait, qui en sortait. C’était pour cela qu’on l’appelait le « village des voleurs ». Dès qu’un habitant qui n’était pas né ici s’absentait, on se chargeait bénévolement de déménager ses biens pour une destination inconnue.

D’où l’étrange manie qu’avaient les habitants de cette bourgade de ne jamais quitter leur domicile, même s’ils étaient du cru, craignant sans doute qu’on les prît pour un de ces étrangers venus coloniser la région. Chacun était fixé à sa demeure comme l’huître à son rocher, incapable de s’absenter ne serait-ce qu’une journée.

Les vieux n’avaient jamais rien vu d’autre que ce bout de terre suspendue entre deux rivières, et les enfants s’apprêtaient à connaître le même destin. Ils passaient leur journée entre leur petit lopin de terre où poussaient quelques bananiers et le café du centre, se demandant quel serait l’ignorant ou le fou qui oserait quitter le village ne serait-ce qu’une journée, parfois pariant avec leur voisin de table et échangeant des clins d’œil.

9.

Il avait vécu là pendant de longues années, loin des côtes. On le voyait circuler dans le village entouré de montagnes, toujours à la recherche d’objets qui pouvaient témoigner d’ un monde disparu, enseveli sous la végétation épaisse et les constructions nouvelles. Année après année, il avait collecté une quantité de vestiges de ce passé qui occupait ses pensées jour et nuit, vestiges qu’il avait rassemblés dans sa grande maison de style colonial.

Longtemps il avait entretenu un échange silencieux avec ces objets souvent usuels, outils, récipients, fétiches, jusqu’ au jour où plusieurs ombres lui apparurent sur les murs blancs de sa maison. Le vieil homme invita ces visiteurs à s’asseoir dans le salon, et, avec une grande douceur, il leur posa des questions sur leurs vies révolues, questions auxquelles ils répondirent dans une langue ancienne qu’ il mit du temps à reconnaître.

Les ombres revinrent souvent dans sa maison, et de ce commerce avec eux est issu le récit que ses descendants découvrirent après la mort du vieil homme.

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