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Braise d’or 

dimanche 16 octobre 2011, par Jack London

Lon Mac Fane, ce jour-là, était de méchante humeur. Je le suppose du moins, car il avait perdu, chemin faisant, sa blague à tabac. Sans quoi, il m’eût certainement avisé de l’existence de la cabane du lac Surprise.

Toute la journée, nous nous étions relayés à l’avant du traîneau, afin de frayer une piste aux chiens, avec nos raquettes. Besogne difficile, je le reconnais, et qui n’incite guère au bavardage. Pourtant, Lon Mac Fane, s’il avait bien voulu, aurait pu trouver, à midi, lorsque nous fîmes halte afin de préparer le café, quelques instants pour parler. Il n’en fit rien. En sorte que la surprise ne fut pas pour moi dans le lac, qui était prévu, mais dans la cabane, dont je n’avais jamais entendu parler.

Je commençais à être sérieusement éreinté et je souhaitais, à part moi, le moment où Lon Mac Fane, trahissant sa propre fatigue, me demanderait la permission de s’arrêter et de prendre une heure de repos. Mais je préférais lui laisser cette initiative et je ne voulais point paraître moins endurant que lui.

Lon Mac Fane était cependant mon serviteur. Je l’avais engagé, à un prix non médiocre, pour conduire mes chiens et m’obéir en tout. Si j’avais déclaré, le premier, que j’étais las, il n’aurait rien eu à y redire. Mais je ne voulais pas. Moi aussi, j’étais sans doute de méchante humeur. Il ne soufflait mot et je me taisais. En sorte que nous aurions pu continuer à cheminer ainsi toute la nuit.

La cabane, tout à coup, apparut. Depuis huit jours que nous suivions notre piste, nous n’avions rencontré âme qui vive. Il y avait grande chance, dans mon idée, qu’il en fût de même la semaine suivante. Et vlan ! Voilà que devant nos yeux se dressait cette cabane, qui laissait apparaître à sa fenêtre une lueur confuse et déroulait vers le ciel, au-dessus de sa cheminée, une spirale de fumée.

Je me préparais à gourmander sévèrement Lon Mac Fane, et je commençai :

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Il me coupa la parole.

— Oui, c’est bien là le lac Surprise. La petite rivière qui l’alimente pendant l’été reçoit ses eaux, un demi-mille plus loin, du Telee[1]. Ce n’est pas un lac, à proprement parler. C’est une mare.

Je répliquai :

— Oui, oui, je sais... Ce n’est pas le lac qui m’intéresse. C’est la cabane. Qui l’habite ?

— Une femme.

L’instant d’après, Lon Mac Fane frappait à la porte, et ce fut effectivement une voix de femme qui lui répondit :

— Entrez !

La porte s’ouvrit et la femme demanda aussitôt à Lon :

— Y a-t-il longtemps que vous avez vu Dave ?

— Très longtemps... répondit Lon, d’un air détaché. Je viens d’un tout autre côté, de Circle-City. Dave, n’est-ce pas, se trouve dans les parages de Dawson ?

La femme fit un signe d’assentiment et Lon Mac Fane commença à déharnacher les chiens, tandis que je détachais les traits du traîneau et transportais tout l’équipement dans la cabane. Celle-ci se composait d’une seule pièce, assez vaste, et tout portait à croire que cette femme y vivait seule.

Elle nous montra le poêle, où l’eau chantait dans la bouilloire, et Lon se mit aussitôt à préparer le souper. De mon côté, j’ouvris le sac de poissons séchés et distribuai leur nourriture aux chiens. J’attendais toujours que mon domestique me présentât à la maîtresse du logis, car la femme et lui semblaient être de vieilles connaissances. Mais il n’en faisait rien, et j’en étais un tant soit peu vexé.

J’entendis qu’elle lui demandait :

— Je ne me trompe pas, vous êtes bien Lon Mac Fane... Je vous remets maintenant. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était sur le pont d’un vapeur... Je me souviens. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

Puis la parole parut se glacer soudain sur ses lèvres, une angoisse monta dans ses yeux. On eût dit qu’une vision d’horreur surgissait des profondeurs de son être.
Lon, que je ne croyais pas si sensible, parut tout ému. Son visage blémit, quoiqu’il s’efforçât de répondre, avec une gaieté feinte :

— Mais non, mais non, pas du tout ! C’était à Dawson, le jour du Jubilé de Sa Majesté Britannique, ou celui des fêtes de son Anniversaire. Je ne me rappelle plus exactement. Il y avait des joutes de pirogues sur le fleuve et des courses d’obstacles dans la Grande Rue. Fouillez vous-même vos souvenirs.

La terreur parut s’évanouir dans les yeux dilatés de la femme, et tout son être se détendit.

— Oui, oui ! s’écria-t-elle. Et vous avez gagné une course de pirogues... Je me souviens !
Lon Mac Fane continua, allègrement :

— Et comment vont les affaires de Dave, depuis que je ne l’ai vu ? Il continue, je suppose, à découvrir quelques bons filons.

Elle sourit doucement et fit de la tête un mouvement vague. Puis, remarquant que j’avais, durant ce dialogue, délié le paquet de nos couvertures, elle me désigna, de la main, un des côtés de la pièce où je pourrais les étendre, à l’opposé de sa propre couchette.

— Je croyais, dit-elle encore, que c’était Dave, quand j’ai entendu les abois de vos chiens.
Je m’étendis sur les couvertures, allumai ma pipe et me mis à réfléchir sur ce que je voyais. Il y avait du mystère en tout cela. Quel mystère ? Je l’ignorais. Pourquoi, diable, Lon ne m’avait-il pas mis au courant, avant notre arrivée dans cette cabane ?

Tout en fumant, et sans en avoir l’air, je scrutais le visage de la femme. Et, plus je la regardais, plus j’avais peine à en détacher mes yeux.

Ce visage était beau, parfaitement beau. D’une beauté presque surnaturelle, avec une lumière étrange qui l’animait, un quelque chose en lui qu’on avait l’impression de n’avoir jamais vu, nulle part ailleurs. Ses traits, maintenant, s’étaient détendus, la terreur qu’ils reflétaient, s’en était allée. Il était redevenu paisible et calme, avec une immense sérénité, si l’on peut appeler sérénité cette sorte de rayonnement mystique qui l’inondait.

Brusquement, la femme se tourna vers moi et me regarda fixement comme si elle venait seulement d’avoir conscience de ma présence.

— Avez-vous vu Dave récemment ? me demanda-t-elle.

J’allais lui répondre tout ce que je pouvais lui dire : « Qui ça, Dave ? » lorsque, à travers la fumée du lard grésillant sur le feu, Lon se mit à tousser bruyamment.
Était-ce la fumée qui l’avait fait tousser, ou était-ce un avertissement de sa part ?

Prudemment, je répondis :

— Non, je ne l’ai pas vu. Je suis nouveau dans la région et...

Elle m’interrompit.

— Vous n’allez pas prétendre que vous ignorez qui est Dave, le grand Dave Walsh ?
Je m’excusai de mon mieux :

— Nouveau venu, je le répète, j’arrive du bas pays...

Elle se retourna vers Lon.

— Vous, parlez-lui de Dave, dit-elle.

Lon, pris au dépourvu, entama une explication qui me parut un peu tirée par les cheveux. Il s’exprimait d’un air enjoué, qui n’était pas ordinairement son fait et qui me parut dépourvu de naturel.

— Oh ! dit-il, Dave est un beau spécimen d’homme. On ne saurait rien reprendre en lui, de la plante des pieds au faîte du crâne et, debout dans ses chaussettes, il mesure six pieds quatre pouces de haut. Sa parole vaut un écrit. Celui-là ment, qui affirme que Dave a jamais menti. Et je me charge de lui faire son affaire, si Dave ne la lui règle pas lui-même ! Dave est un rude lutteur. Certain jour, comme il se promenait avec un petit fusil, bon à tirer les perdrix, il flaira dans sa tanière un ours grizzly. Il alla l’y rejoindre et l’étrangla. Tout au plus fut-il un peu griffé ! Il n’a peur de rien. Il méprise l’argent et donnerait, à un camarade dans l’embarras, jusqu’à sa dernière chemise, jusqu’à sa dernière allumette. N’empêche qu’en trois semaines de temps il a draîné à fond le lac Surprise et en a tiré de l’or pour quatre-vingt-dix mille dollars. Est-ce vrai ?
La femme rougit de plaisir et acquiesça fièrement d’un mouvement de tête. Elle semblait dévorer chaque parole de Lon, qui conclut, sans sourciller :

— Je comptais bien, ce soir, le trouver ici. Je suis fâché qu’il ne soit pas là, fâché vraiment !
Lon servit le souper sur un des bouts de la table de sapin et nous commençâmes à manger.
Des hurlements de chiens retentirent et la femme courut vers la porte, qu’elle entrebâilla légèrement, pour écouter.

À voix basse, je demandai à Lon :

— Où est-il, ce Dave ?

— Il est mort. En Enfer, peut-être... Je n’en sais fichtre rien ! Mais silence !

— Mort ? Tu viens de déclarer, il n’y a pas cinq minutes, que tu comptais le trouver ici.

Plus bas encore, il répliqua :

— Ferme ça !

La femme avait tiré la porte et s’en revenait vers nous. Moi, j’étais estomaqué que ce Lon, qui recevait de moi un salaire mensuel de deux cent cinquante dollars, plus la nourriture, osât me parler sur ce ton.

Nous nous couchâmes de bonne heure, Lon et moi, car la journée du lendemain devait être longue et dure.

Comme Lon se glissait près de moi, sous les couvertures, je risquai une question :

— Cette femme est folle, n’est-ce pas ?

— Folle à lier !

Et, avant que j’eusse pu en demander davantage, Lon Mac Fane, j’en donne ma parole, dormait déjà.

Le lendemain matin, après avoir rapidement expédié le petit déjeuner, donné leur pitance aux chiens et rechargé le traîneau, nous reprîmes la piste. Nous fîmes nos adieux à la femme qui, debout dans l’encadrement de la porte, nous regarda démarrer, puis nous éloigner.
Je partis, emportant sous mes paupières la vision troublante de sa beauté. Dès que je fermais les yeux, je croyais la revoir encore. Et je ne m’en faisais point faute.

Vingt fois au moins, je fus sur le point d’interpeller Lon Mac Fane, pour lui demander :

— Puisque Dave est mort, pourquoi as-tu dit à cette femme que tu t’attendais à le rencontrer dans la cabane ?

Je me tus, cependant. Je préférais attendre, pour parler, que nous fissions halte, vers midi. Mais, à midi, nous poursuivîmes notre chemin sans nous arrêter.

En continuant à marcher, m’expliqua Lon, nous avions une chance d’atteindre, avant la nuit, un campement de chasseurs d’élans, qui devait se trouver sur un affluent du Telee.
Il n’en fut rien. Car Bright, notre chien de flèche, tomba et se démit l’omoplate. Nous perdîmes une heure à le soigner, avant de nous décider, finalement, à l’abattre.

Puis, en traversant le lit gelé du Telee, le traîneau buta dans des souches d’arbres, prises dans la glace. Il se renversa, et nous dûmes camper, afin de réparer un des patins, que le choc avait endommagé.

Je fis cuire le souper, fondre de la glace pour le café, et donnai aux chiens leur pâtée, tandis que Lon travaillait au patin. Après quoi, nous réunîmes une provision de branches mortes, pour le feu de la nuit et, assis sur nos couvertures, nous fîmes sécher devant la flamme nos mocassins fumants, piqués sur des bâtons, tout en allumant notre pipe vespérale.

Ce fut Lon qui, à brûle-pourpoint, me demanda :

— Tu ne la connaissais pas ?

Je fis de la tête un signe négatif.

— Tu as remarqué, sans doute, le flamboiement doré de sa chevelure, l’éclat de ses yeux et la fraîcheur merveilleuse de sa peau. Elle donne l’impression de la première lueur, chaude et rosée, des rayons de l’aurore. D’où le nom qui lui a été donné, de « Braise d’Or ». Jamais, rappelle-toi, tu n’as entendu parler d’elle ?

Je m’efforçai de réveiller mes souvenirs, qui demeurèrent confus et nébuleux. Ce nom ne m’était pas tout à fait inconnu, et pourtant il ne m’apprenait rien de précis.

— Braise d’Or, Braise d’Or... dis-je, enfin, cela ressemble à un nom de danseuse.

Lon secoua la tête.

— Tu n’y es pas. Pas du tout ! C’était une femme... je ne sais pas comment dire...

— Mais pourquoi parles-tu d’elle au passé, comme si elle était morte ?

— À cause des ténèbres qui se sont étendues sur son âme et qui sont l’égal de la mort. La Braise d’Or que j’ai connue, que tout Dawson a connue, n’est plus de ce monde. Rien ne subsiste, en la pauvre folle que nous avons vue hier soir, de l’ancienne Braise d’Or.

— Et Dave ? demandai-je.

— Dave avait construit cette cabane, pour elle et pour lui. Lui est mort. Elle l’attend là, toujours, car elle n’est pas bien persuadée qu’il ne soit plus. Mais qui peut sonder le tréfonds d’une âme perdue ? Peut-être croit-elle vraiment qu’il n’est pas mort. Ce qui est certain, c’est qu’elle l’attend dans cette cabane qu’il a construite. Mais comment ressusciter ceux qui ne sont plus ? Je n’ai pas voulu la chagriner et j’ai dit comme elle. Et, si Dave était soudain apparu, le plus étonné, pour sûr, eût été moi.

— Je ne comprends goutte à ton histoire. Prends-la par le début et conte-moi cela.
Lon Mac Fane parla ainsi :

— Victor Chauvet était un ancien Français, né dans le Midi de la France. Il vint en Californie, à l’époque de la ruée vers l’or. Non pas pour chercher de l’or, mais pour y mettre du soleil en bouteilles. Je veux dire qu’il était vigneron de son métier, et qu’il fabriquait et débitait du vin. De Californie, il suivit la course à l’or jusqu’en Alaska, où elle s’était transportée, et fut un des premiers qui arrivèrent sur les bords du Yukon. On le vit également, voilà douze ans, sur ceux du Porcupine. Il ravitailla en boisson d’immenses territoires. Victor Chauvet était bon catholique et n’aimait que deux choses au monde : le vin, tous les vins, et la femme, une seule femme, la sienne, qui fut la mère de Marie Chauvet.

Je ne pus, ici, m’empêcher de pester tout haut contre ce mauvais conteur, que je payais deux cent cinquante dollars par mois, et qui battait la campagne.

— Eh bien quoi ? demanda Lon. Pourquoi grognes-tu ?

— Je grogne parce que je m’attendais à ce que tu me racontes l’histoire de Braise d’Or. Que m’importe cette biographie interminable de ton vieux vigneron français !

Lon bourra sa pipe, sans s’émouvoir, en tira une longue bouffée. Puis, la posant à côté de lui, il reprit :

— Tu m’as demandé de prendre les choses à leur début.

— Parfaitement.

— Eh bien, le début de l’histoire de Braise d’Or, c’est le vieux vigneron français. Car il fut, comme je te l’ai dit, le père de Marie Chauvet. Et Marie Chauvet et Braise d’Or ne sont qu’une seule et même personne. Es-tu satisfait ? Ici se termine l’histoire de Victor Chauvet. Le bonhomme suivit son train-train de vie, réussit dans les affaires et, devenu veuf, combla de soins la petite Marie, qui était le portrait vivant de sa mère. C’est lui qui baptisa Braise d’Or la jeune fille, qui donna ce même nom au Creek et à la ville qui le portent également. Le vieux Chauvet, quoiqu’il ne fût pas lui-même chasseur d’or, était renommé pour trouver des noms adéquats aux rivières et aux terrains neufs que se partageaient les chasseurs d’or...

Lon Mac Fane, coupant ici son récit, me regarda dans les yeux et me demanda :

— Maintenant veux-tu, s’il te plaît, me dire ce que, sur le chapitre de l’esthétique, tu penses de cette femme ?

Je déclarai que je l’avais trouvée belle, étonnamment belle, plus belle qu’aucune autre que j’eusse rencontrée jamais. J’ajoutai qu’en dépit de sa folie, je ne pouvais détacher d’elle mon regard émerveillé.

Lon Mac Fane reprit, à voix basse :

— Belle, elle l’était plus encore, avant d’être enveloppée de ténèbres. Alors elle était vraiment Braise d’Or. Elle tournait le cœur de tous les hommes, et toutes les têtes. Tu l’as vue se souvenir, avec beaucoup d’efforts, que j’ai gagné le prix, à Dawson, dans une joute de pirogues. Alors je l’aimais, et j’étais, je le croyais du moins, payé de retour. Il n’y avait pas un homme qui, pour sa beauté, ne raffolât d’elle. Elle eût obtenu, sans rivalité aucune, la pomme de Pâris. Et, si Pâris l’avait connue, c’est elle qu’il eût aimée, et la guerre de Troie n’eût pas eu lieu. Maintenant, elle vit dans la mort. Elle, si volage autrefois, elle est pour la première fois fidèle. Fidèle envers une ombre, fidèle envers un mort, qu’elle croit toujours vivant.

« Voici comment la chose eut lieu.

« Je t’ai, hier soir, parlé élogieusement de Dave Walsh, du grand et puissant Dave Walsh. Et je suis demeuré encore au-dessous de la vérité. C’est vers 1890 qu’il vint en ce pays. C’était, comme nous autres, un pionnier de l’or. Un vrai taureau. À vingt-cinq ans, il était capable de soulever du sol, et de porter sur ses épaules, treize sacs de farine, de cinquante livres chacun.
« Bien qu’il fût bonasse, il ne faudrait pas s’imaginer que, le cas échéant, il manquât de nerfs. Je t’ai raconté, tout à l’heure, l’histoire de l’ours qu’il avait estourbi, armé d’un fusil à perdrix. Si, poussé à bout, il entrait en lutte, il devenait terrible, déchaîné, nul ne pouvait lui tenir tête. Toujours bon et coulant avec les faibles, il devenait intraitable avec les forts, qui devaient lui céder le pas. Tout le monde, en somme, l’estimait.

« Or donc, Dave, tout cet hiver-là, avait fouillé le Mammon-Creek, et y avait lavé quatre-vingt mille dollars d’or, qui en promettaient deux cent mille pour l’hiver suivant. Quand, avec le printemps qui s’avançait, et la neige fondante, le sol fut devenu une bouillie liquide, il résolut de s’en venir à Dawson, en remontant le Yukon.

« Dawson alors, grouillait de monde, et c’est là qu’il vit, pour la première fois, Braise d’Or. J’étais présent à l’entrevue, cette nuit-là, et toujours je m’en souviendrai.

« Ce fut comme un coup de tonnerre, inattendu et terrible. Je frémis encore en songeant comment, d’un seul regard de ses yeux doux, la frêle et blonde créature aspira en elle toute la force de ce géant.

« La scène eut lieu dans la cabane du père Chauvet. Un ami commun avait amené Dave, pour une affaire de lotissement de terrains, sur le Mammon-Creek. Mais de cela il ne fut guère question, et le peu de paroles que prononça Dave furent dénuées de toute espèce de sens. La vue de Braise d’Or l’avait, je le jure, soudain rendu fou. Après son départ, le père Chauvet affirma qu’il avait bu. Et c’était vrai. Mais, s’il était ivre, Braise d’Or était l’alcool dont il s’était grisé.

« Cette première entrevue fut décisive. Dave, huit jours après, ne redescendit pas le Yukon, comme il en avait eu primitivement le dessein. Il s’attarda à Dawson durant un mois, puis deux mois, puis durant tout l’été. Et nous tous, qui avions eu, par cette femme, notre part de souffrances, nous nous demandions ce qui allait résulter de l’aventure.
« Notre opinion était que Braise d’Or avait, cette fois, trouvé son maître. Et pourquoi pas ? Dave Walsh était un être romantique, fait à souhait pour conquérir une femme. Il était un vrai Roi de l’Or, célèbre, par tout le pays, pour son endurance et sa stature surhumaines. Chacun, sur son passage, détournait la tête pour l’admirer et disait, à mi-voix, à son voisin : « Voici Dave Walsh ! »

« Et, de fait, Braise d’Or s’éprit pour lui d’amour. Après qu’elle l’eut, tout l’été, fait languir, on apprit qu’ils étaient fiancés.

« L’automne était arrivé et Dave devait s’en retourner au Mammon-Creek, pour le travail de l’hiver. Mais Braise d’Or refusait de se marier déjà. Alors Dave confia ses intérêts à son ami Dusky Burns et continua à traîner à Dawson.

« C’était bien inutile, car Braise d’Or prétendait jouir encore de sa liberté. Oui, telle était sa volonté. Le mariage n’aurait lieu que l’année suivante. Dave accepta d’attendre jusque-là et, dès que le Yukon fut gelé, s’en retourna derrière ses chiens, ne doutant point qu’au printemps prochain il serait le plus heureux des hommes.

« Or, le cœur de Dave était aussi stable que l’Étoile Polaire, Braise d’Or aussi mouvante que pourrait l’être une aiguille aimantée, dans un tas de pierres d’aimant. Il se doutait bien qu’elle était aussi volage et légère qu’il serait, lui, sûr et fidèle. En sorte qu’habitué pourtant à ne se méfier de personne, il ne quitta pas la place sans protester.

« Peut-être s’émut-il d’un message secret qu’émettait vers lui l’âme de cette femme. Peut-être fût-ce simple jalousie amoureuse. Toujours est-il qu’il craignait d’être joué. L’idée de s’éloigner, sur la simple parole de Braise d’Or qu’elle lui garderait son cœur, l’exaspérait.

« En sorte qu’avant son départ vers le Nord, avec ses chiens, il y eut, entre elle et lui, une scène tragique. Je n’étais pas présent. Mais, tant par le récit que m’en fit le père Chauvet que par le bruit qui en courut à Dawson, il m’a été facile de la reconstituer.

« En présence du vieux vigneron français et de Braise d’Or, debout à côté de son père, Dave Walsh proclama qu’elle et lui étaient, à tout jamais, liés l’un à l’autre. D’un air dramatique, les yeux pleins d’éclairs, il déclara :

— La mort seule, désormais, peut nous séparer !

« Le vieux bonhomme se souvenait qu’à ce moment la main de fer de Dave s’abattit sur l’épaule de Braise d’Or, la lui broya presque, comme dans un étau, et qu’il s’écria, en secouant la jeune femme comme un prunier.

— N’oublie pas que, même dans la mort, tu resteras mienne et que, s’il le faut, je sortirai du tombeau pour te reprendre !

« Nul doute que cette sortie intempestive de Dave Walsh n’eût profondément impressionné Braise d’Or. Jusque-là, tandis qu’elle traitait sans la moindre pitié tous ses prétendants, quels qu’ils fussent, ceux-ci, devant elle, faisaient les chiens couchants, estimant qu’une créature, frêle et délicate comme elle, ne devait être, en aucun cas, brutalisée. Elle ignorait tout de ces façons, jusqu’à l’instant où cet énorme taureau de Dave Walsh, ce colosse de six pieds quatre pouces, lui saisit l’épaule dans sa poigne de fer et lui jura qu’elle serait sienne jusque dans la mort. Et bien d’autres choses encore.

« Dave partit donc et l’hiver suivit son cours.

« Or, il se trouvait à Dawson, cet hiver-là, un musicien, un ténor, bien peigné et pommadé, semblable en tout à ceux que nous expédie l’Italie. De cet homme Braise d’Or s’amouracha.
« Peut-être, pour atteindre son but, eut-il recours à l’hypnotisme. Je l’ignore. Car, au fond, elle semblait sincèrement aimer Dave Walsh. Peut-être encore celui-ci l’avait-il sottement effrayée de par ses menaces.

« Toujours est-il qu’elle se laissa glisser vers le musicien. Ce n’était pas, au demeurant, un professionnel, ni un mangeur de macaroni, comme il en avait l’air. Mais un comte russe authentique. Il jouait du piano et du violon, et chantait aussi fort bien, par ma foi, tant pour son propre plaisir que pour celui des gens qui l’entendaient. Il était très riche, par surcroît. Mais ce n’est pas là, je le déclare, ce qui attira vers lui Braise d’Or. Braise d’Or se moquait de l’argent comme un poisson d’une pomme. Elle était volage, mais point vénale.

« Je continue. Elle était donc fiancée à Dave et Dave devait revenir à Dawson, pour l’épouser, par le premier vapeur qui remonterait le Yukon. On était alors au printemps de 1898, et on attendait le vapeur pour le milieu de juin.

« Braise d’Or était fort ennuyée. Ayant plaqué Dave, elle ne tenait pas autrement à se trouver nez à nez avec lui. Une prompte décision s’imposait. Ce fut elle qui la prit, m’a affirmé le vieux Français. Le musicien, pommadé, le fameux comte russe était son esclave très soumis. Il fit simplement ce qu’elle voulait. Et voici ce qui fut résolu. Tandis que Dave remonterait le Yukon vers Dawson, tous deux descendraient le fleuve, en sens inverse, vers Circle-City.

« Ils s’embarquèrent donc, de compagnie, sur le Golden-Rocket. Je fis comme eux, car j’avais aussi à me rendre à Circle-City. Grand fut mon étonnement de trouver à bord Braise d’Or, heureuse et souriante. Je consultai la liste des passagers et je constatai qu’elle n’y figurait pas. En revanche, le comte russe y était inscrit « avec sa femme ». Cabine et numéro, tout était en ordre. J’appris ainsi qu’ils devaient, sans doute, s’être mariés. Très probablement, pensai-je, la cérémonie avait eu lieu un peu avant l’embarquement.

« Se marieraient-ils, ne se marieraient-ils pas ? Maint pari avait été engagé à ce sujet, à Dawson, depuis qu’on savait Braise d’Or férue de ce comte russe, qui avait supplanté Dave dans son cœur.

« Tu sais comme moi quel aspect présentent les vapeurs du Yukon. Et tu peux t’imaginer ce qu’était le Golden-Rocket, quand il quitta Dawson, en ce mois de juin 1898. C’était une ruche tassée et bourdonnante.

« Comme ce départ était le premier de la saison, il emmenait avec lui tous les scorbutiques et tous les autres déchets des hôpitaux. Sans compter une foule, pressée et compressée de passagers, passagers de pont ou de cabine, des Indiens avec leurs squaws, et d’innombrables chiens. Il devait, en outre, emporter avec lui pour deux millions au moins de dollars, en poussière d’or et en pépites du Klondike.

« Sur le pont, s’empilaient le fret, dont il était porteur, et les bagages. Il s’y entassait des montagnes de colis.

« Ce fut à l’escale du Telee que je vis venir à bord la boîte fatale.

« Ce que pouvait être cette boîte oblongue de sapin, d’où se dégageait une horrible puanteur, comme tout le monde je m’en doutai immédiatement. Mais j’étais loin de supposer qui était le farceur qu’elle renfermait. On la hissa tant bien que mal sur les autres bagages, au pied du mât de misaine, et on l’y arrima comme on put, provisoirement. Le second du bord devait revenir, avec une corde supplémentaire, pour la mieux fixer. Mais il oublia complètement ce colis. Un énorme chien husky grimpa sur les bagages et alla se coucher près de la boîte. Il me sembla que je connaissais ce chien.

« Chemin faisant, nous croisâmes le Glendale qui, lui, s’en venait vers Dawson. Tandis que la sirène du vapeur nous saluait, je pensais à Dave, qui devait être à bord, impatient de retrouver sa belle.

« Puis je détournai mes yeux vers Braise d’Or qui, du côté opposé au Glendale se tenait assise près des bastingages. Ses yeux luisaient de leur lumière habituelle. Mais je remarquai, quand l’autre vapeur passa près du nôtre, qu’elle se serra étroitement, comme effrayée, contre son comte russe, pour chercher protection près de lui.

« Dave Walsh, cependant, n’était pas sur le Glendale. Inutilement elle s’effarait, à l’idée de l’y voir apparaître. Et inutilement aussi je me forgeais une image du désappointement de Dave, quand il débarquerait à Dawson.

« Il y avait beaucoup de choses, alors, que j’ignorais. Et, notamment, que le couple amoureux n’était pas encore marié.

« La cérémonie, en effet, eut lieu une demi-heure après la rencontre des deux navires. Le temps fut employé aux préparatifs nécessaires.

« La grande cabine était encombrée de malades, et tout le pont du Golden-Rocket était non moins bourré de passagers. L’emplacement choisi fut un petit coin en plein air, demeuré libre, près de la passerelle du capitaine, à l’ombre de la montagne de colis qui s’élevait, proche du mât de misaine, et que dominait la grande boîte de sapin à côté de laquelle dormait le chien husky. Un missionnaire, qui se trouvait à bord, offrit ses bons offices. Et, comme il descendait à Eagle-City, où était la prochaine escale, il fallait faire vite.

« Mais revenons à Dave. Si Dave Walsh n’était pas sur le Glendale, que nous avions croisé, c’est tout simplement qu’il se trouvait sur le Golden-Rocket. Voici comment :

« Après être demeuré tout l’été à Dawson, du fait de Braise d’Or, il descendit donc, sur la glace, jusqu’au Mammon-Creek. Là, il retrouva son ami Dusky Burns, qui besognait dur et s’acquittait si bien de sa tâche, qu’il résolut d’entamer un petit voyage. Il prit un Indien avec lui, chargea quelques vivres sur le traîneau, reharnacha les chiens et se mit en route vers le lac Surprise.
« Il avait toujours eu une prédilection pour cet endroit sauvage et désertique, et c’est là qu’il avait projeté de venir habiter un jour, avec Braise d’Or. Il se mit en demeure d’installer une exploitation (qui, soit dit en passant, n’a jamais rien produit), et construisit la cabane que nous avons vue et où nous avons dormi.

« Au cours de son expédition, une saute brusque de température se produisit. Le jus du thermomètre baissa à quarante, puis soixante degrés sous zéro. Je me souviens parfaitement de cette exceptionnelle froidure. J’étais alors à Forty-Mile. La froidure ne fit qu’augmenter avec le jour et, à onze heures du matin, le thermomètre de la Compagnie tomba à soixante-quinze degrés. En cherchant bien dans ma mémoire, je pourrais retrouver la date exacte.
« Durant ce temps, ce même matin, Dave Walsh chassait l’élan, avec son diable d’Indien, qui plus tard, m’a tout raconté.

« Voilà, tout à coup, que crève la glace de la rivière, au-dessus d’une source invisible, et que compère l’Indien s’enfonce dans l’eau, jusqu’à la taille. À peine en fut-il sorti que naturellement, il se mit aussitôt à geler.

« La seule chose à faire était de construire un feu. Mais Dave Walsh, je te l’ai dit, était un vrai taureau. Il n’y avait qu’un demi-mille jusqu’au campement, où brûlait encore le feu de la nuit. Pourquoi se donner la peine de ramasser du bois et de l’allumer ?
« Dave empoigne l’Indien, le balance en l’air et le charge sur ses épaules. Puis il se met à courir, un demi-mille durant, avec le thermomètre toujours à soixante-quinze sous zéro.
« Ce sont là, tu le sais, des bêtises qu’on ne doit pas faire. Elles équivalent à un suicide. Ce diable d’Indien pesait bien dans les deux cents livres et Dave courut, un demi-mille durant, avec lui sur les épaules. Il se gela les poumons. C’était écrit. Il dut se les geler à bloc. Bref, il n’en releva pas. Pendant deux semaines, il lutta horriblement contre la mort. Puis cassa sa pipe.
« Voilà l’Indien fort embarrassé. Il ne savait que faire du cadavre. S’il se fût agi du premier venu, il eût creusé un trou, l’y eût déposé, et tout était dit. Mais Dave Walsh était un gros personnage. Il le savait fort bien. C’était un chef, un grand chef parmi les Blancs. Souvent, il avait vu transporter à de longues distances, et ramener à leur port d’attache, des cadavres aussi précieux, comme s’ils avaient voulu encore quelque chose. Il résolut donc de ramener Dave à Forty-Mile où les autorités feraient de lui ce qu’elles voudraient.

« Il commença par mettre Dave dans une grande fosse, qu’il recouvrit ensuite de neige et de glace. Dave, dans ce frigo naturel, aurait pu se conserver intact durant des milliers d’années.
Puis l’Indien s’en retourna à la cabane du lac Surprise, en rapporta une scie à main, et entreprit de confectionner, avec des planches qu’il débita, une grande boîte. Cela fait, il attendit le dégel et se mit à chasser l’élan. Il tua dix mille livres de viande, qu’il plaça également en réserve, dans la glace.

« Vint le dégel. Le cours du Telee étant redevenu libre, l’Indien construit un radeau, y charge sa viande, la boîte de sapin avec Dave dedans le traîneau et les chiens, et descend la rivière vers le Yukon.
« Tant bi
en que mal, il arriva au confluent de Telee et du Yukon, et, comme le Golden-Rocket était annoncé, il pensa que le vapeur serait un mode de transport plus rapide que son radeau. Sans rien expliquer à personne, il y embarqua donc la boîte et les chiens.

« Cela dit, revenons au mariage qui est en train de se célébrer sur le pont du Golden-Rocket, où Braise d’Or épouse son comte russe près du mât de misaine, à l’ombre de la grande boîte de sapin qui domine la montagne des bagages et des colis.

« Quant au chien husky couché près de la boîte, et que j’avais bien cru reconnaître, rien d’étonnant à cela, puisque c’était Pee-lat, le chien de flèche de l’attelage de Dave Walsh, un terrible batailleur qu’il aimait par-dessus tout.

« Braise d’Or, m’ayant aperçu, m’appela, me tendit la main et me présenta au comte. Je raffolais d’elle plus que jamais. Elle plongea son regard dans le mien et me demanda, en souriant, de lui servir de témoin. Impossible de refuser. Elle était demeurée l’enfant cruel, cruel comme tous les enfants, qu’elle n’avait jamais cessé d’être. Elle ajouta, avant de me donner le temps de répondre, qu’elle possédait les deux seules bouteilles de Champagne qui restaient à Dawson, lors de son départ, et qu’elle m’invitait à boire à sa santé et à celle de son mari.
« Sur le pont du vapeur, tout le monde s’était tassé autour de nous, le capitaine au premier rang, dans l’espoir, je pense, de décrocher un verre de Champagne.

« Pour un mariage point banal, c’en était un. Sur la passerelle, qui dominait la grande cabine, se pressaient, en regardant la scène au-dessous d’eux, tous les malades et moribonds, vrai et pitoyable public d’hôpital. Sur le pont, se mêlaient aux autres passagers, et s’écrasaient pour voir, de grands Indiens, avec leurs squaws et leurs papooses[2], et des tas de chiens de traîneaux, enchevêtrés dans les jambes des gens, et qui ne cessaient de grogner entre eux.
« Le missionnaire fit s’avancer ensemble les deux fiancés et entama la divine cérémonie.
« Juste à ce moment, une querelle s’engageait entre Pee-lat et un énorme chien à poils blancs, qui appartenait à l’un des Indiens et était venu asticoter le husky, près de la boîte. Les bêtes tout d’abord, se contentèrent de grogner et de se montrer les dents, en se menaçant mutuellement, et en se disant des tas de choses désagréables. Ce n’était encore qu’un bruit sourd, qui portait sur les nerfs, mais que dominait la voix du missionnaire.
« Il était difficile de parvenir jusqu’aux deux bêtes, pour les faire taire. Mais rien de grave ne serait arrivé, si le capitaine n’avait eu l’idée de se saisir d’un gros gourdin, qui se trouvait à portée de sa main, et de le lancer aux chiens. Son geste malencontreux précipita les événements.

« Le missionnaire était arrivé à l’endroit du texte sacré où il lisait : « Dans la maladie et la bonne santé... jusqu’à ce que la mort vous sépare... » C’est à ce moment précis que le capitaine lança son projectile.

« Ce qui s’ensuivit, je l’ai vu comme je te vois. Le gourdin alla frapper Pee-lat. Et, immédiatement, le gros chien blanc fut sur le husky. Tout cela par la faute du capitaine.
« Les animaux s’étreignirent l’un l’autre, avec férocité, et, dans ce corps à corps, ils vinrent heurter violemment la grande boîte de sapin. Celle-ci mal arrimée, comme je te l’ai dit, perdit son équilibre, se mit à glisser lentement sur la montagne des colis, puis, soudain, tombant perpendiculairement, fila droit vers le sol.

« Les badauds qui se trouvaient à son point de chute eurent à peine le temps de s’éloigner. Et elle s’arrêta, juste, devant Braise d’Or et devant le marié, derrière le dos de l’officiant.
« Veuille remarquer ceci. Personne ne savait encore que Dave était mort. Braise d’Or, le comte et moi-même, nous pensions tous qu’il naviguait, en sens contraire, sur le Glendale, à destination de Dawson.

« En entendant tomber la boîte, le missionnaire, effrayé, fit un écart. Cela se passa comme au théâtre. On eût dit que c’était admirablement machiné. La boîte était lourde et mal clouée, en sorte qu’au moment où elle toucha le sol, le couvercle sauta, d’une seule pièce, et Dave Walsh apparut debout, à demi-enveloppé dans une couverture, ses cheveux blonds luisant au soleil.
« Braise d’Or, à cette vue, demeura muette d’épouvante. Le sang se glaça dans ses veines et elle ne put faire un seul mouvement. Elle regarda Dave Walsh qui, comme il l’avait promis, revenait la chercher et s’emparer d’elle.

« C’est bien ce qui arriva. Dave, demeuré debout un instant, perdit presque aussitôt l’équilibre et vint s’abattre sur elle, comme s’il voulait la saisir dans ses bras. Elle fléchit sous le choc, et tous deux s’écroulèrent sur le pont.

« On se précipita pour dégager Braise d’Or, écrasée sous le cadavre. Elle avait perdu connaissance, et plût au ciel qu’elle ne fût jamais revenue à elle ! Car, lorsqu’elle se ranima, elle se mit à hurler comme font les fous. Elle cria ainsi, plusieurs heures durant, sans qu’il fût possible de la calmer, et l’épuisement seul la fit taire.

« Elle est toujours, depuis, demeurée dans les ténèbres. Physiquement, tu l’as vue, elle s’est remise et présente l’aspect d’une personne naturelle. Mais sa raison est perdue.
« Elle a voulu revenir dans cette cabane, que Dave avait construite à leur intention, et où il était mort. C’est là qu’elle l’attend. Elle n’est plus du tout volage. Voilà neuf ans qu’elle demeure fidèle à Dave, et tout porte à croire que fidèle elle lui restera jusqu’à son dernier jour.
Ayant ainsi parlé, Lon Mac Fane alla vers les couvertures disposées pour la nuit, et se prépara à s’y glisser.

— Qui, demandai-je, s’intéresse à elle ?

— Le comte, le vieux père Chauvet et moi. Nous lui apportons, tous les six mois, une provision de nourriture et nous veillons, alternativement, à ce qu’il ne lui manque rien. D’ordinaire, elle ne reconnaît personne. C’est hier, pour la première fois depuis neuf ans, qu’elle m’a appelé par mon nom. Le comte l’aime toujours, et c’est lui le plus à plaindre. Quant à Dave, il est mort sans savoir qu’elle l’a trahi. Par moments, elle paraît souffrir affreusement. Puis une sorte d’inconscience lui revient.

Je m’étais, à mon tour, enfilé sous les couvertures et je me préparais à poser encore quelques questions à Lon Mac Fane. Mais j’entendis le sourd ronflement qui lui était coutumier, et je sus ainsi qu’il dormait déjà.

P.-S.

Notes du traducteur

↑ Affluent du Yukon.
↑ Noms des enfants indiens.

Flush of Gold, 1908 (repris dans le recueil Lost Face, 1910) ; en français dans Construire un feu, traduit avec Paul Gruyer (première publication en français dans Le Jeu du ring, recueil, Hachette, 1928, p. 145-169.).

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