La Revue des Ressources

Ami (2) 

jeudi 19 avril 2007, par Roland Pradalier

J’ouvre les guillemets, place une parenthèse. Les présentations sont finies, le tour de chauffe achevé, tout va désormais s’écrire en lettres capitales. A l’aventure et en avant ! Vers notre chute verte choux. Entamons le déclin, commençons à parler. Commettons l’erreur d’être en vie.

X téléphona un samedi. Il m’invitait à une exposition d’art moderne dans un pays du nord, il avait acheté les billets.

Il eut à vaincre ma paresse, mon inertie, mes entêtements à préférer l’asthénie à la possibilité d’un voyage. J’étais rivé aux habitudes et casanier. Sortir exigeait des efforts, et je renonçais souvent pour me complaire dans l’ankylose.

Il fit preuve d’énergie, expliqua d’un ton docte que cette sortie m’éviterait de faner, que je n’aurais plus l’occasion d’assister à cette réunion d’œuvres venues de six états d’Europe. Il me donna l’heure du rendez-vous et raccrocha sans me laisser refuser.
J’arrivai à six heures, déçu de n’avoir pu jouir de ma plage d’ennui quotidienne.
Il se tenait sous le tableau d’affichage, et portait une sacoche. Il avait les yeux levés vers le dôme haut de trente mètres, où allait s’écraser la pluie. Je voulus boire une bière, et l’invitai au zinc d’une gargote où je bus un liquide amer, métallique, brouillé où nageaient des dépôts blancs.

Le TGV s’étirait le long du quai, et nous montâmes wagon douze. Dans le fauteuil orangé, je perçus les premières secousses, un pylône se mit à bouger.
Je sortis ma console de jeu. Bip-bing-shooff, dans l’intention d’écraser l’armée rouge qui me résistait. Et sans regarder le paysage, les murs noirs des souterrains, j’entamai une guerre.

Une averse tiède brouillait les vitres, sinuait en ruisseaux et remontait à contre courant vers le toit en brossant la glace. Le corail était désert, et X ne pouvait se distraire dans une étude du voisinage, il n’avait d’autre secret à percer que celui d’un homme sans mystère, assis à plusieurs rangées et qui ne présentait comme signe de spécificité que d’être ordinaire et de tenir clos à l’intérieur de lui sa singularité. Le visage rapproché de la glace, X suivit les évolutions de l’eau comme un chat guette un moucheron.
J’avais posé mon jeu et réfléchissais au visage d’une fille, à ses jambes, à sa robe, à ses orteils, et m’imaginais voir son pied rose, tandis que me revenait le prénom de la marcheuse, à qui je ne pouvais pas songer sans que revienne en moi serpenter le triste lyrisme sexuel des célibataires qui s’endorment seuls.

Nous prîmes un hôtel dans le centre ville. Je refusai de partager une chambre, posais mes affaires sur le lit, retournai face au mur le portrait de clown qui surmontait la table de nuit.

Un tramway nous conduisit au lieu d’exposition, et passa par une banlieue lunaire de terrains vagues et de barres d’immeubles beige. X demeurait silencieux, il écoutait les conversations incompréhensibles des locaux.

Au sortir d’un tunnel, l’éclatement lumineux fit apparaître une réalité très simple : tous les hommes du tramway étaient noirs ou maghrébins et rentraient chez eux, dans une tour, retrouver leur existence périphérique et décentrée.

X restait le dos raide contre le dossier, faisait pivoter sa nuque, son visage n’exprimait rien.

Le tramway nous déposa.

Le voyage était achevé et je me concentrai, prêt à plaider contre le peintre dont nous allions voir les œuvres, et à lui contester âprement le droit d’être lui l’artiste et moi un pur réceptacle, un idiot de spectateur. Mais je gardai de impatience, j’attendais d’être plié par l’évidence d’un talent inconnu. Je ne me tenai pas pour un arbitre mais comme l’homme qu’un mot peut changer.

X avait un passe-droit, il le brandit au guichetier qui le déchira, puis fit passer à notre suite une exaspérante folle qui promenait autour d’elle comme un pendule, un sac plastique, dans lequel devait être enfoui sa raison. Le sol était jonché d’une mosaïque de tickets blancs.

Une fois que nous eûmes franchi le seuil, X devint muet et déambula mains dans le dos, et à le voir passer devant les œuvres, au temps qu’il prenait devant chacune, je devinai ses préférences. Il passait vite de toile en toile, et avec une confiance due à l’expérience ou à de la crédulité envers son jugement, il établissait des classements, corrigeait l’une, critiquait d’un haussement de sourcil une autre, et avec fermeté décidait des réussites, des échecs et pardonnait ensuite d’un air de mansuétude.

J’avais le pas plus lent, le cerveau moins vif, et sans doute un sexe plus petit, et visitai l’exposition d’une manière plus scrupuleuse, en m’attardant.

Je le retrouvais devant un paysage en noir et blanc qui rappelait des reproductions anciennes de livre d’art d’avant-guerre. L’œuvre était d’une temporalité étrange, il en ressortait de la nostalgie, et une élégance funèbre, désabusée dans le geste, cendreuse comme celle d’un acte qui saurait avant d’être ébauché savoir se terminer. Cette représentation s’adressait au public, comme pour l’apostropher et dire : M’avais-tu oublié ? Fallait-il que tu me vois pour te souvenir ?

Quoique grise et muette, la toile montrait de la force et de la persistance, la lumière servait d’enseigne aux maisons et maintenait un minimum de puissance pour que l’ensemble ne soit pas éteint, mais maintienne un statut pauvre, de ruine et d’usure.
Je restai cinq minutes devant elle, essayant de formuler des impressions, mais je n’eu pas les mots, reculai de trois pas, et je n’eu pas les mots.

Je me mis à réfléchir, mais je n’eu pas les mots, fermais les yeux pour trouver en moi une image séduisante qui soit le miroir de mes sensations, mais je n’eu pas les mots. Je ne pouvais pas. J’étais incapable et il me faudrait du temps. Je devins calme à cette pensée.

Les touristes étaient si ahuris par les œuvres, qu’ils en devenaient sages, et que soudain leurs milliers d’heures passées à s’abrutir dans le plus total confort moral, finissaient par porter ses fruits : Ils se retrouvaient paralysés, dans leur short de sport et torturés intérieurement par l’incompréhension. Une femme mûre, en polo bleu ciel, seule trouva la force intérieure de manifester sa désapprobation et menant la révolte, avec une fierté hérétique, lança à son mari : Je t’avais dit que ça n’avait pas d’intérêt.
Enfin, me dis-je, voilà ce jugement qui abolit toute valeur, ce fameux moment où le bas ne comprend plus le haut, nous y sommes enfin parvenus, après 2000 ans d’histoire.

Au sortir de l’exposition, j’étais devenu nerveux, et je voulus prendre une glace, pour me protéger du vertige. Seule un cône glacé, parfum citron ou parfum fraise, pouvait me calmer. Je me sentais comme une femme, atteinte dans sa personne symbolique, malmenée dans ma fragile prévalence.
X décida que nous ne reprendrions pas le tramway et que nous irions à pieds dans cette banlieue inconnue. Je me retournais une dernière fois vers le centre d’art moderne, posé là en avant-poste. Puis nous partîmes nous perdre dans de longs boulevards, sur des esplanades sises entre des barres d’immeubles, parmi les jeunes qui sont comme des gouttes d’eau et des facettes du Justin Timberlake géant qui domine leurs rêves.
Passée une heure à chercher notre route, la ville apparut, nous avions pris la bonne direction mais rallongé le chemin.

La voix suave d’une speakerine que j’imaginais en tailleur bleu, avec un chapeau de biais coiffant sa chevelure accrochée dans la nuque par une queue de cheval (c’était en réalité une voix enregistrée), appela dans le haut-parleur du hall de gare. Le TGV a destination de Paris partait dans 5 minutes.
J’espérais voir la frontière mais n’entrevus qu’une pancarte et le paysage ne témoigna pas que nous étions entrés en France. Il n’y eut pas de levers d’arbres ni de branches qui s’agitèrent à notre passage. Seul un panneau avec un logo CEE, indiqua le franchissement.

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