La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Recensions > Nitassinan, Julien Gravelle — éditions WildProject, 2020

Nitassinan, Julien Gravelle — éditions WildProject, 2020 

lundi 26 avril 2021, par Cécile Vibarel

« Et j’allais dans la forêt pour perdre mon esprit et trouver mon âme »
John Muir

Arpenteur d’espaces, Julien Gravelle l’est certainement. Jurassien d’origine, né en 1979, il a étudié la philosophie puis l’aménagement du territoire. Il vit en forêt boréale, au Québec, depuis 2006. Conducteur de meute, il guide des expéditions dans le nord canadien. Son roman, Nitassinan, « notre terre » en langue ilnu, est un puissant récit sur la nature sauvage, au nord du lac Saint-Jean, où ce bout de forêt boréale garde sa force d’attraction. Par ce récit nous sommes invités à entrer, « à (n)otre tour, dans le bois. »

Le « bois » est vivant, c’est un « cosmos », une présence sensuelle, majestueuse et terrible à la fois, « paysage qui parle de vie et de mort », qui respire et nous parle à travers son corps végétal ou animal, les signes laissés sur sa peau comme des hiéroglyphes. Les palpitations du bois, le roulement des tambours, la sueur des hommes, les paroles du vent dans les arbres, le grognement des chiens, la trace des anciens sur la terre ou le craquement des pas sur la neige, tout se ressent dans l’écriture de Julien Gravelle et cette écriture est la voix du bois lui-même. On y respire plus lentement, on peut « devenir plante parmi les plantes, feuille parmi les feuilles, prendre racine comme si (l’on) voulait rester là un millier d’années ». Nous sentons « la voix forte des esprits comme (..) une force qui grandit en soi et que l’on sent au bout de ses doigts ». Nous regardons le bois mais c’est le bois qui nous regarde.

Si le cœur du bois vibre bien au-delà des hommes (il n’a pas besoin d’eux), il résonne pourtant aussi à travers eux, à travers tous ces récits qui se déclinent sur cinq siècles d’une histoire tumultueuse, celle des chasseurs amérindiens, puis des colons et des coureurs des bois, jusqu’à l’errance éperdue d’un scientifique d’aujourd’hui. « Sauvages, ils l’étaient tous, mais tous n’étaient pas autochtones ». Et c’est toujours, en définitive, la quête de l’homme qui se sait, fondamentalement, « amant de la forêt. »

Le bois est ainsi fait « de petites choses », comme les histoires humaines qui passent et laissent leurs traces fantomatiques - « le bois est plein de fantômes » -, mais il demeure toujours souverain et « aujourd’hui encore, on peut entendre résonner sur Nitassinan les sons sourds (des) tambours de peau ». Le bois est une réalité pérenne, peut-être un dieu, en tout cas le héros principal, dont la respiration et la magie concrète nous sont rendues visibles par le regard des hommes et leurs récits.

« Que serait ce monde s’il n’y avait pas les mots pour en dire la beauté ? Pour en expliquer le principe ? Quand quelque chose détruit l’harmonie du monde et que les hommes, parfois la terre elle-même, deviennent malades, comment pourrions-nous rétablir l’équilibre des choses sans les mots ? Nous sommes les gardiens de Nitassinan parce que nous sommes les gardiens des mots. »

Si le roman de Julien Gravelle se présente avant tout comme le vaste roman d’un lieu, et s’inscrit dans ce que la littérature américaine appelle le « nature writing », il y a aussi dans cette écriture, à la fois simple et puissamment poétique, une vibration sensible qui fait résonner en nous la part obscure de la condition humaine.

Celle qui, sous le signe du conflit fratricide entre Caïn et Abel que le roman suit comme un fil rouge, nous indique clairement les contradictions des héros humains de ces histoires, entre leur nature sauvage et libre et leur destin de bâtisseur et de dominateur. Abel, « l’homme rouge » du mythe biblique, destiné par dieu à vivre comme un nomade sur la terre, se trouve favorisé par rapport à Caïn, dont le destin est de cultiver la terre pour s’y installer et construire des cités. Jaloux et en colère, Caïn s’élève contre son frère et le tue. Maudit, il est désormais attaché à la terre et à une vie de labeur.

Nous vivons aujourd’hui sous le règne d’une civilisation industrielle technologique et scientifique, déterminée par une économie capitaliste, dont la prédation et les exploitations en tous genres sont maintenant largement dénoncées. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le fondement même de ce qui rend possible sa survie et son développement, à savoir la Nature- ou la Terre-, est menacé. Nous nous trouvons plus que jamais face à notre responsabilité collective. Voulons-nous vivre sans nous soucier non seulement de notre prochain humain, mais au-delà, de tout ce qui constitue le vivant, animaux, plantes, territoires, cosmos, au risque de voir l’humanité disparaitre ?

La quête de ceux qui se sentent le cœur « qawish » (sauvage) est celle d’un nomadisme. Mais vivre en nomade sur la terre aujourd’hui ne signifie pas revenir aux temps passés, celui des chasseurs ou des hommes du bois. Il ne s’agit pas, non plus, de jouer aux indiens mais peut-être, enfin, de se tourner avec humilité vers une sagesse de vie, un rapport intelligent à notre environnement, une conscience globale de ce qui nous relie à tout ce qui vit sur la Terre. De quel genre de nomadisme s’agit-il, quel genre de relations voulons-nous établir avec le monde ? Et comment partager cette Terre avec l’altérité vivante et multiple ?

Si l’on retrouve, dans le roman de Julien Gravelle, l’expérience de la « wilderness », cette nature sauvage des grands espaces, présente dans la littérature américaine depuis le récit de Thoreau à Walden ou les écrits de John Muir, c’est parce qu’il s’inscrit dans cette conscience écologique qui sait la nécessité de maintenir des espaces naturels et de faire barrage au rouleau compresseur de nos sociétés contemporaines.

C’est aussi parce qu’il sait nous faire sentir cet appel de la liberté, ce désir sauvage d’être vivant, à la fois relié à tous les éléments et à l’expérience de la solitude qui nous renvoie à notre véritable envergure et à notre place dans le cosmos. C’est cet espace sauvage qu’il nous invite à retrouver, à préserver, un espace qui n’a pas été soumis à la domination d’une volonté humaine prédatrice car « l’homme, trop attaché à l’idée du pouvoir, avait oublié qu’au regard du bois, tous sont égaux devant les difficultés et la beauté du monde. Il n’avait pas compris que la fragilité des hommes devant les éléments commandait plus de solidarité que d’obéissance. »

Comme un des héros du roman, prenant conscience pour la première fois, dans le face-à-face avec une femelle orignale, de sa propre bestialité aveugle et de son geste prédateur sur la nature, l’homme doit opérer un retournement et prendre conscience de sa responsabilité envers la Terre et de l’interdépendance du vivant. « Le temps se suspendit un instant pour Léopold. Il se voyait, comme de l’extérieur, exécutant ce geste millénaire du chasseur qui vise une proie (...) un appétit pour les courbes douces de l’animal. L’animal à prendre, l’animal à dévorer. Et pour la première fois de sa vie, il vit la mère dans l’orignale. »

La planète a été largement découverte et défrichée et les grands espaces sauvages, c’est-à-dire non impactés par les activités humaines, se réduisent sans cesse. En perdant la beauté parfois hostile mais pure des grands espaces, c’est son âme que l’homme condamne, son « âme laminée de trop de servitudes » qui ne peut plus se relier à l’espace solitaire mais solidaire qui fonde son authentique liberté.

C’est à l’homme qu’il revient de solliciter les ressources de sa part sauvage pour fonder un nouveau rapport avec la Terre, avec toutes les altérités vivantes, en cessant d’ériger des frontières artificielles pour diviser, exploiter et dominer. Le roman de Julien Gravelle parle de cette part sauvage et solitaire inaliénable, de cette errance intégrée à la vie, et invite à une posture nouvelle qui, selon Baptiste Morizot, « raconte autrement les relations entre les humains et les vivants sur une terre partagée. »

Une telle relation sensible au monde est en résonance profonde, symbolisme biblique mis à part, avec les propositions de la géopoétique telle que l’expose Kenneth White : « Une intelligence poétique » comprise « comme dynamique fondamentale de la pensée », fondée sur un rapport au monde qui « émerge du contact entre l’esprit et la terre ». Il n’y a qu’une seule façon de considérer la Terre dans son unité et sa beauté, intégrer en soi son désordre même car « il faut croire à la fécondité du chaos », ce que White appelle « le chaosmos », à partir duquel travaille précisément la géopoétique.

Si la géopoétique, qui englobe toute l’approche écologique, nous invite ainsi à changer radicalement notre regard sur le monde, à nous situer au-delà de toute problématisation dialectique, et à nous tenir dans un champ nouveau, comme l’exprimait Henry Thoreau, sur « un rivage où tous les travaux des hommes sont naufragés », Nitassinan nous oriente déjà vers un tel « lieu sauvage, non domestiqué, sans flatterie - là où est la Nature nue, inhumainement sincère », un « lieu propice à la contemplation du monde » (Thoreau).

Reste à marcher en nomade sur la Terre pour entendre encore « les tambours sauvages battre au cœur de la forêt. »

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter