La Revue des Ressources

Le son à vif : la musique de Ni Zheng 

mardi 21 mars 2023, par Yann Leblanc

Le son à vif 
La musique
de
Ni Zheng

Car le cri,
organiquement,
et le souffle qui l’accompagne
ont ce pouvoir d’exhausser le corps,
de l’emmener à cet état d’animation, de fulguration de ses parois internes, d’ébullition vraie de ses puissances, de ses facultés et de ses voix,
qui […] exige une dépense insensée de volonté et de sensibilité.
 [1]

Ces cris étirés jusqu’à plus souffle, immédiatement repris, réitérés, nous entraînent dans des bouches béantes, nous font tomber dans les ténèbres œsophagiennes jusqu’à d’effarantes profondeurs où tout n’est qu’extrême tension, étrangeté, tourments. La musique de Ni Zheng ne vous offrira que peu de répit. Vous serez en état quasi permanent d’absolue vigilance, vous serez happés dans des entrailles : machinerie de ressorts et de chairs où règnent créatures indistinctes et peurs primales. C’est un espace où l’agitation paraît dénuée de toute signifiance, un espace d’avant le langage, à l’image de cette « Nuit utérine » que constitue la quatrième composition. Qu’un tel degré de crudité authentique puisse être atteint avec autant de raffinement, de justesse et de maîtrise participe probablement de la fascination qu’exerce, de bout en bout, « Body of Immanence ». Ni Zheng possède un sens incroyablement aigu de la musique concrète, un rapport viscéral aux sons dont elle connaît les pouvoirs et les subtilités : « les sons m’ont transformée bien davantage que je ne les ai modifiés », confie-t-elle dans l’entretien ci-dessous. Sa musique ouvre une faille, crée une déchirure dans l’ordonnancement du monde et s’y risquer relève de l’épreuve. C’est accéder à une forme de « théâtre de la cruauté » tel qu’Artaud a pu le concevoir :

Ce qui est vraiment le théâtre,
c’est faire trisser le son
jusqu’à ce que la fibre de la vie grince.
 [2]

Celles et ceux qui songeront à des films d’épouvante ou d’horreur auront bien évidemment tout faux. La musique concrète, par le principe même de son exclusive mise en sons, contrecarre toute tentation de mise en scène simpliste et réductrice. Elle déjoue d’emblée l’obscène et ce voyeurisme abreuvé d’images mais dépourvu d’imaginaire qu’il suscite le plus souvent. Si cette musique d’écorchée, souvent terrifiante, prend source dans l’intime, c’est justement pour le dépasser et faire sourdre de notre fond commun d’irreprésentable, d’informe et d’enfoui, un souffle vital. « Ce fût un processus cathartique et libérateur » explique Ni Zheng. De même que la « cruauté » au sens d’Artaud n’est pas délectation de la violence mais impérative épreuve et revendication :

J’emploie le mot cruauté dans le sens d’appétit de vie, de rigueur cosmique et de nécessité implacable, dans le sens gnostique de tourbillon de vie qui dévore les ténèbres, dans le sens de cette douleur hors de la nécessité inéluctable de laquelle la vie ne saurait s’exercer […] [3]

Des enregistrements de terrain, des sonorités captées au cours de fréquentes échappées solitaires dans des lieux à l’abandon, des sons fabriqués en studio à l’aide d’objets trouvés, d’instruments, des voix gutturales des cris des râles émanant de son propre corps éprouvé, des raclements, des susurrements qui tous entrent en tension les uns avec les autres sous des chapes de basses oppressantes ou sur le fil tranchant d’aigus lancinants.

J’écoute et je travaille les sons qui me touchent et éveillent mes sens, qui défient les limites de mon corps, qui me troublent et me rassurent, me brisent et me soignent tout à la fois.

La musique de Ni Zheng est envoûtement et conjuration. L’ambiguïté s’y déploie, s’y propage, y grouille. Nous sommes au contact de notre être perdu, jeté au monde, assailli par la réalité de chaos et de bestialité qui le constitue. Un état critique de crise mais qui, dirait Henri Maldiney, « nous met en demeure d’être ». [4]

Photographie / Nikolas Vudu

ENTRETIEN AVEC NI ZHENG

D’abord, pourrais-tu dire quelques mots à propos de ton parcours, expliquer ce qui t’a attirée vers la musique concrète et quelles sont tes principales sources d’inspiration ?

C’est en première année d’Université, lors d’un cours introductif à la musique électroacoustique, que j’ai eu mon premier contact avec la musique concrète. Et aussi grâce à John Mallia, mon enseignant tuteur de l’époque, qui m’a fait découvrir un large répertoire. Les univers de « Red Bird (a political prisoner’s dream) » par Trevor Wishart, ou encore « L’s Ga for Gassed-masked Politico » par Salvatore Martirano, entre autres, et aussi Hildegard Westerkamp, Beatriz Ferreyra, Bernard Parmegiani pour n’en nommer que quelques uns, m’ont immédiatement séduite et bouleversée tant par leurs possibilités sonores que par leur impact que je ne parvenais pas à m’expliquer. A peu près à la même période, j’ai été attirée vers la scène noise et expérimentale. Je me suis mise à aller régulièrement à des concerts de noise, à découvrir des disques et des musiciens du coin ou d’ailleurs. Je me passionnais pour un large éventail de musiques allant du black metal à la musique orchestrale classique. Adolescente, j’étais déjà tournée vers des musiques plus sombres et extrêmes, mais certains musiciens de la communauté noise m’ont ouvert des chemins dont je ne soupçonnais pas l’existence et que je n’aurais jamais imaginé emprunter un jour.
Ces découvertes se sont produites pendant l’une de ces périodes formatrices de ma vie – le fait d’être exilée, de parler une langue étrangère, d’être totalement en dehors de la normalité et d’assister à la désintégration de tout ce que je pouvais savoir sur moi-même. Je désirais ardemment tisser des liens mais la barrière de la langue me vouait à l’échec. Je me suis alors fiée au son comme à un outil de communication présymbolique et mystique. J’ai commencé à fabriquer des sons en studio avec des objets, des instruments, la voix, et aussi à collecter des sons au dehors, réalisant avec les enregistrements toutes sortes d’expérimentations à partir des techniques de traitement audio que j’avais pu acquérir. Je sentais que cela me changeait, me libérait.
J’ai été inspirée par quantité de choses depuis. Tout est susceptible de me pousser à la création musicale. L’existence même du son, qu’il soit de nature humaine ou autre. Les essais philosophiques ou politiques, en particulier ceux écrits par des femmes de couleur ou des autrices féministes de pays en développement. Mes rêves, ma voix qui se joue toujours de moi en révélant ce que j’ai de secret. Mes expériences émotionnelles, sensuelles : la colère, la douleur, la dépression, la compassion et l’amour !

Pourrais-tu expliquer le titre de ton album « Body of immanence », et raconter le processus de création qui a conduit à ces compositions ?

J’ai monté ces pièces durant quatre mois. C’était une période sans trop de contraintes académiques et je me suis sentie capable de plonger à l’intérieur de moi, de façon à puiser mon inspiration au cœur même de ces profondeurs. Tout au long de ce parcours créatif, je me suis astreinte à découvrir et mettre au jour les aspects les plus sombres et cachés de ma personne. Je voulais simplement voir jusqu’à quel point je serais en mesure de me livrer, jusqu’à quel degré de vulnérabilité assumée et de mise à nu il me serait possible d’aller. Il y avait d’intenses moments de questionnement et de méditation, des moments où j’interrompais mes pensées et réagissais seulement à mes peurs et mes désirs, des moments de rage et de joie. Ce fût un processus cathartique et libérateur, en particulier lorsque je passais des heures à enregistrer ma voix et à crier dans le studio. Parfois l’épuisement me mettait dans une sorte de transe, parfois des sanglots jaillissaient. De nombreux fragments de ces enregistrements se retrouvent dans les compositions.

J’avais emménagé en Californie juste avant de me lancer dans ces créations et je m’aventurais aussi souvent que possible dans le désert et dans des immeubles ou des sites abandonnés hors de la ville, où je réalisais des enregistrements de terrain. J’y ai vu, entendu et ressenti des choses qui n’appartiennent qu’aux territoires et paysages sonores de la désolation. Le mystère et le caractère insaisissable de ces environnements, les énergies mouvantes qui les habitent me stimulent, me déconcertent, me recentrent. Le fait de me trouver dans de tels lieux a aiguisé ma sensibilité et a eu une influence certaine sur ce projet.

Photographie / Nestor

Le titre de l’album, « Body of immanence », est celui de la première composition que j’ai réalisée, sans avoir à l’esprit de thème particulier. Ce titre est venu après coup, inspiré par le concept écoféministe d’immanence et par les écrits de Starhawk sur la pratique de la sorcellerie. Cette pratique est ancrée dans des pouvoirs telluriques et la croyance en une Déesse invoquée comme symbole et expression d’immanence, immanente en tout être vivant et non pas objet de culte manifeste. « Body of immanence » exprime ce ressenti, l’expérience d’une communion intime et indicible, d’unité avec la nature et d’interconnexion avec l’ensemble des êtres et des énergies de la terre. Il y est aussi question de mon propre corps, de ce qui l’habite et le dépasse, de mes ténèbres intérieures. Il s’agissait alors de le retrouver, de le faire véritablement mien en l’innervant de ces puissances invisibles qui viennent du dedans.

A la même époque, dans le cadre de mon cursus universitaire je suivais un séminaire intitulé « Études sonores psychanalytiques ». Nous abordions des questionnements ontologiques relatifs au son, sous l’optique d’une psychanalyse post-lacanienne et féministe. Nous nous sommes penchés sur des sujets tels que la « chora » et l’abject chez Julia Kristeva, le son dans les rêves, le silence et la mise au silence. Certaines pièces de l’album ont été en partie inspirées par ces idées et la troisième, « Slow death » (« Mort lente »), est entièrement une reconstruction sonore de l’un des cauchemars que j’ai pu faire alors.

Écouter cet album est une expérience très forte, qui suscite des sentiments mêlés de répulsion et d’attirance, d’effroi et de curiosité. Comment décrirais-tu cet univers que tu as créé ?

Réaliser ces compositions a également été une expérience très forte. Je ne saurais comment la définir et préfère ne pas essayer. Il y a des moments où je me sentais plongée dans l’incommunicable, dans des sensations et émotions jadis ignorées, non reconnues, oubliées, craintes et exilées dans des régions invisibles. Il m’a fallu arracher mon propre masque pour retrouver une perception plus inclusive de moi-même et me sentir plus profondément reliée avec toute chose. Un processus simultané de destruction et de renaissance. Trop embrouillé pour pouvoir le définir précisément puisqu’il a à voir avec le désordre de mes émotions qui est lui-même, pour moi, relativement inexplicable. Ce sont des sentiments mêlés qui ont surgi en moi lors de la composition et à l’écoute de mes propres pièces. Savoir que cela a pu être partagé et ressenti par d’autres me procure beaucoup de joie.

Tu parviens à générer une tension incroyable entre les sons. Ta musique sollicite en premier lieu les sensations corporelles avant de stimuler l’imaginaire. Pourrais-tu expliquer quelle relation tu entretiens avec les sons, en tant qu’auditrice et compositrice ?

L’incommunicable peut m’être transmis et l’être à travers moi, grâce aux sons. C’est un langage de vérité qui parle de moi et me parle des autres avec la plus grande authenticité. Un langage assez puissant pour se jouer des frontières, des barrières et mettre en relation. Il m’offre une forme de reconnaissance, m’a amenée dans des endroits familiers et inconnus situés en moi-même et au-delà, aussi bien en tant qu’auditrice que compositrice. J’écoute et je travaille les sons qui me touchent et éveillent mes sens, qui défient les limites de mon corps, qui me troublent et me rassurent, me brisent et me soignent tout à la fois. Les sons m’ont transformée bien davantage que je ne les ai modifiés, les sons m’ont sauvée…

Photographie / Nikolas Vudu

Introduction et entretien réalisés par Yann Leblanc en février 2023.
Traduction Yann Leblanc.

P.-S.

Née en Chine en 1997, Ni Zheng est une artiste sonore, compositrice de musique électroacoustique et concrète. Elle crée des rituels sonores et expérimente des pratiques artistiques qui entraînent vers des territoires inexplorés. Frayant avec les émotions réprimées et les sensations primordiales, elle invite à des expériences cathartiques et thérapeutiques.

Ses modes d’expression comportent des enregistrements de terrain, des voix humaines et animales, des objets trouvés, des instruments électroniques et acoustiques.

Elle vit actuellement à San Diego où elle suit un doctorat en composition musicale à l’Université de Californie.

Notes

[1Antonin Artaud, le Disque vert N°4, novembre-décembre 1953

[2Cité par Paule Thévenin dans L’impossible théâtre, in Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle, Seuil, 1993

[3Lettre d’Antonin Artaud à Jean Paulhan du 14 novembre 1932, dans Le théâtre et son double, Gallimard, 1964

[4Henri Maldiney, Tal Coat, solitude de l’universel, in Regard Parole Espace, Éditions du Cerf, 2012

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