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Fondement et Horizon 

lundi 25 mai 2020, par Kenneth White

Dans le Zohar, il est dit d’un vieux sage, seul dans sa chambre, plongé dans l’étude de « la Loi » (pour changer de contexte culturel, on pourrait dire « du Logos » ou « du Tao »), qu’il fait se mouvoir l’univers et maintient le monde.
Extravagant, n’est-ce pas ? Mais des livres comme le Zohar ne se lisent pas comme le journal quotidien ou le dernier roman.

Sans me prendre aucunement pour un « vieux sage » (ce n’est vraiment pas mon genre : je reste sur le terrain, parfois scabreux et abrupt, et dans ce que j’appelle « le champ du grand travail »), dans ces temps de « confinement » imposés par une irruption virologique, c’est cette image qui me vient à l’esprit.

Étant donné ma façon fondamentale de concevoir les choses, pourquoi même songer à rédiger un texte ad hoc au milieu d’une actualité consacrée prioritairement aux premiers secours et aux derniers palliatifs ? Mon excuse, c’est que des personnes dont j’estime à la fois l’amitié et l’intelligence m’ont demandé de le faire, c’est-à-dire de présenter, de manière épistolaire et familière, un peu personnellement aussi peut-être, et en vue d’un avenir possible, tout un plan de travail, tout un champ d’expérience, tout un continent de l’esprit qui, en temps normal, se contenterait, tout en poursuivant le travail de fond, d’attendre « le bon moment » (vieux grec, kairos), ou, situé existentiellement dans un présent quasi-infini, de ne rien attendre du tout. L’Histoire étant ce qu’elle est (pleine de bruits, de fureur et de bêtise), les penseurs et les existants que j’estime le plus ont toujours poursuivi leurs travaux, comme disait l’un d’entre eux, sub specie aeternitatis.

Encore en plein dans la période de confinement, on entendait déjà parler du « monde d’après », comprenant par là non seulement une reprise de la « vie normale » (normale ?), mais un « nouveau monde » qui surgirait des leçons apprises durant le confinement, grâce, notamment, aux initiatives sympathiques prises par quelques citoyens. Or, croire que de tout ce brouhaha, de tout l’embrouillamini actuel, pourrait surgir quoi que ce soit qui ressemble à un monde vraiment vivant et vivifiant, relève de l’illusion la plus totale. On peut prévoir au contraire, entre autres (ce qu’on appelle la « créativité » est prolifique), non seulement une avalanche de bien-pensance, une profusion de culture en boîte (patrimoniale, diluée, frelatée – au choix), une grégarité super-conviviale, mais, ici et là, une régimentation (volontaire) politico-scientiste.

Avant d’aller plus loin, jetons un coup d’œil lucide, ouvrons une oreille attentive, sur le contexte psycho-socio-politique actuel.

D’abord, dans de telles circonstances, on n’évite pas une reprise de la rhétorique grandiloquente creuse. C’est ainsi qu’au début de « la crise », lors d’une allocution au Journal de 20 heures du 16 mars, le Président de la République, après avoir annoncé des mesures sanitaires et économiques tout à fait raisonnables dans les circonstances, ne pouvait s’empêcher de terminer par une péroraison sur l’Union Sacrée. Il fut suivi en cela peu de temps après par un de ses ministres qui déclarait, lui, à sa manière, que si nous ne nous unissions pas, nous « raterions le Sens de l’Histoire ». On aurait pu se passer aussi de la métaphore de la guerre. Enfin, passons. Par la suite, les gouvernants se sont calmés, préoccupés par des problèmes d’intendance (« Masques, masques, où êtes-vous ? »). Mais les médias se sont empressés, avec une générosité débordante, de prendre la relève. Toutes les chaînes offraient des programmes destinés à « tout le monde », prêtes à aborder « toutes vos questions », invitant non seulement des experts (qui, la plupart du temps, ne pouvaient dire, honnêtement, qu’ils ne « savaient pas trop ») mais des personnalités de l’écran et du micro (de la « culture » comme on dit) prêts, eux et elles, à débiter, accompagnés de muzak, muzak, muzak, les discours les plus éculés, les plus insipides, à longueur d’heure et d’antenne. L’autre jour, aux nouvelles du soir, à la télévision, le gentil animateur a terminé sa prestation quotidienne en faisant écouter (« cela nous fera du bien ») la chansonnette d’un groupe pop anglais, en n’omettant pas de préciser que ce groupe a vendu plus de disques dans le monde que n’importe quel autre groupe, comme si ce fait était un gage de qualité, un critère de valeur, un encouragement pour l’humanité.

Laissons tout cela et essayons, malgré tout, comme disait un vieux poète latin, de « chanter un chant plus haut » (paulo maiora canamus).

Si une critique lucide, rapide, du contexte général actuel m’a semblé d’utilité publique, je sais que beaucoup d’individus ont profité du confinement, d’un isolement inopiné, pour faire le bilan de leur vie, pour examiner leurs ressources profondes. J’en veux pour preuve une quantité de lettres que j’ai reçues ces temps-ci venant de tels individus. Non pas parce que je suis un « sage » prêt à prodiguer conseils et consolations, mais parce qu’ils avaient lu tel ou tel des livres que j’ai publiés ces dernières années. Ces jours-ci, j’ai reçu une de ces lettres, que je prends comme exemple. Son auteur me dit que lui et quelques-uns de ses amis avaient décidé de « faire face au virus » et de tirer parti du confinement forcé pour se raconter leur vie, façon Facebook. Mais qu’il en avait eu vite assez, préférant s’isoler encore davantage, afin d’essayer de se « sonder » encore plus. Au-delà de tout ce qui n’est qu’information (données statistiques sur le nombre de morts, etc…), ne faudrait-il pas, se disait-il, « hausser le ton » aborder quelques Grandes Idées, mais en les débarrassant du fatras (discours secondaires) qui les entoure ? Élargir la conscience de ce que c’est que de vivre sur cette planète ?

Je lui ai répondu qu’il était fin-prêt pour un nouveau plan fondamental, non comme une « révolution » (encore une), mais comme une évolution profonde.

Au XVIe siècle fut introduit dans la langue française un mot des plus intéressants : climatérique (du grec klimaktér, échelon, degré) qui, après plusieurs usages secondaires, en vint à signifier une période historique de changement critique, présentant un caractère particulièrement précaire et instable. Il se peut que nous passions de nos jours par une telle climatérique. Notre période historique commence sur les bases méthodologiques scientifiques établies par Bacon et Descartes, s’est prolongée ensuite à travers Leibniz jusqu’à Einstein et au-delà, avant d’arriver (sauf, évidemment, chez des scientistes et des technologues qui ont continué avec conviction comme si de rien n’était) dans un état d’aporie inédite. Dans le cadre de cette lettre, qui s’en tiendra à indiquer quelques repères, je ne citerai comme référence que la conférence faite par Edmund Husserl au Kulturbund de Vienne le 7 mai 1935, sous le titre, La Crise des sciences. La solution proposée par Husserl était la « phénoménologie transcendantale » (qui a fasciné mes vingt ans). Mais, en fin d’analyse, Husserl reconnaissait lui-même que cette première idée, encore trop proche de superstructures héritées, n’ouvrait pas un chemin vers ce qu’il appelait, usant d’une métaphore biblique, « la Terre Promise ».

C’est ici que je commence à mettre quelques cartes sur la table.

Je vais parler de géopoétique.

Géopoétique ?

Proposer que quelque chose qui se nomme « géopoétique » puisse contribuer en quoi que ce soit à un mouvement profond susceptible d’avoir lieu à un moment donné de l’Histoire (en l’occurrence, le nôtre), va sembler à beaucoup d’esprits sérieux et même savants tout à fait absurde.

Le mot « poétique » n’est guère un mot puissant et porteur dans notre civilisation. Son usage est soit académique, soit, et c’est le plus fréquent, trivial. Pour rendre au mot toute sa force, toute sa portée, j’ai dû passer par d’autres cultures, développer toute une pensée, et élaborer un lexique, un langage en dehors de ceux légués par la mythologie, la religion et la métaphysique. Il ne s’agit pas d’atteindre à une « terre promise » (sur le terrain fondamental, et c’est ce qui le distingue, radicalement, du terrain politico-religieux, il n’y a pas de promesses) mais de retrouver, après des siècles d’aberration, la terre et, de là, de re-fonder un monde.

Quant à la partie « géo » de ce terme néologique, absurde (abs ordine, c’est-à-dire, en dehors de l’ordre commun, en dehors des normes) qu’est la géopoétique, n’avons-nous pas déjà la géographie, la géologie, et même la géopolitique ? Ajouter encore un « géo » à notre répertoire épistémologique, notre système de savoir, n’est-ce pas superfétatoire et même, à une époque de projections interstellaires, archaïquement géocentrique ? Et puis, s’il s’agit de s’occuper de la Terre, de sauver la planète, n’avons-nous pas déjà l’écologie ? Ou bien, la soi-disant géopoétique ne serait-elle que de la géographie vaguement poétique ou une poésie vaguement géographique, c’est-à-dire un petit supplément, mais absolument sans conséquences, à un espace littéraire déjà considérablement délabré de l’intérieur et encombré de l’extérieur ?

Pour avoir une idée de tout ce qui est en jeu dans la géopoétique, je propose, dans cette lettre rapide, d’examiner deux des termes faisant éminemment partie du lexique contemporain que je viens d’évoquer, « géopolitique » et « écologie », en les considérant, bien comprises et bien développées, comme des étapes possibles sur le chemin de la géopoétique, comme base d’une nouvelle culture générale, et, plus profondément, en suggérant que la géopoétique est leur fondement ultime. Bref, la géopoétique comme, simultanément, fondement et horizon.

Pour bien comprendre la géopolitique, il faut remonter à l’an 1897. C’est cette année-là, en Allemagne, à Munich, que Friedrich Ratzel publie Politische Geographie. C’est dans les années suivant cette publication que la « géographie politique » a pris la forme, plus agressive, plus guerrière, de Geopolitik. Karl Haushofer lance sa revue Zeitschrift für Geopolitik en 1926. Dans les années 1930, le nazisme triomphateur s’en empare comme propagande idéologique. Alarmé, sur le plan politique, de ce développement, peu enclin aussi, sur le plan intellectuel, à voir un concept utile abusé de cette façon, soucieux de précisions complémentaires et de perspectives plus ouvertes, Jacques Ancel, professeur de « géographie politique » à l’Institut des Hautes Études de l’Université de Paris, publie en 1936, son Essai Doctrinal de Géographie politique. Cet essai est divisé, opérationnellement, en trois parties : Méthodes (Géographie allemande ou Géographie française ?) ; Contextes (Frontières dans le temps, Frontières dans l’espace) ; Nation (Principe territorial ou principe psychologique ?). Le terme a continué à flotter des années durant dans l’espace politique et intellectuel, avec des connotations et des emplois variables, et c’est toujours le cas. Telle qu’elle est pratiquée actuellement, la géopolitique étudie et manipule le rapport entre les États sur l’échiquier de la planète en termes de marchés, de sécurité et de pouvoir. Ce qu’étudie, pratique, et met en œuvre la géopoétique, c’est le rapport entre l’Homme et la Terre, cette partie de l’univers que nous essayons, plutôt mal, d’habiter. La géopoétique recommence, conceptuellement et existentiellement, à la base. Si la géopolitique a pour but ultime la gouvernance du monde, la géopoétique a pour but, autrement plus difficile et inspirant, de le refonder. Si la géopolitique pratique un calcul stratégique, la géopoétique met en œuvre ce qu’Aristote appelait nous poietikos, notion que je traduis par intelligence poétique. On entrevoit tout ce qu’une « géopolitique », repensée et élargie, pourrait comporter.

Ici, je me tourne vers l’écologie.

A l’heure actuelle, où la puissance intellectuelle est à un niveau bien bas, où l’intelligence poétique n’existe que dans quelques lieux isolés, l’écologie, quelques activités bien intentionnées à part, est réduite, sur fond de discours fades, à un catéchisme porté par un langage infantile, exprimé par une gestuelle rageuse. Il n’y a pas si longtemps on pouvait distinguer utilement trois écologies : l’écologie biologique de base inventée par Ernst Haeckel dans les années 1850, qui étudiait le rapport entre les organismes et leur environnement (je le lisais à 14 ans sur la côte ouest de l’Écosse, entre la mer et la montagne) ; une écologie humaine et sociale proposée par H. G. Wells (Outlook for Homo Sapiens) dans les années 40 au 20e siècle, que je lisais, étudiant de tout et de rien, c’est-à-dire hors cadre, à Glasgow, dans les années 50) ; et l’écologie mentale de Gregory Bateson (Steps to an Ecology of Mind, Mind and Nature), selon laquelle les manifestations les plus fertiles, les plus éclairées de l’esprit humain, sont en connexion directe avec le multivers biocosmique non-humain (que je lisais, à Édimbourg, dans les années 60).
C’est dire que l’écologie a été un passage, important, dans le chemin vers ce que j’allais appeler la géopoétique.

Mais je restais sur ma faim.

C’est, entre autres, que je n’y trouvais pas la puissance que j’appréhendais dans ce qui nous reste des manuscrits des anciens physicistes ioniens (Héraclite, par exemple), ni la sensation d’un lieu que l’on peut trouver chez certains poètes éparpillés à travers l’espace et le temps (Li Po : « Il est plus facile de monter au ciel que de marcher sur la route du Sechuan »), et que j’avais commencé à expérimenter de façon rudimentaire lors de mon enfance : cette synthèse mouvante des vagues de la mer, les lignes abruptes de la montagne, la forme changeante des nuages : toute la morphologie d’un paysage physique (landscape) en train de se transformer en paysage mental (mindscape) et en paysage verbal (wordscape).

Quand Gregory Bateson s’approchait de la fin de son œuvre, il sentait qu’il était sur le seuil de quelque chose, espérant être prêt, bientôt (au-delà et en dehors de tout ce qui n’était que logique binaire, tautologie cybernétique, intelligence artificielle, digitalisme numérique, etc.), pour ce qu’il appelait « le vol de l’albatros ». Il n’y a pas de connexion directe, mais c’est sans doute une coïncidence significative qu’au moment où je cherchais un titre pour mon premier livre sur la géopoétique, tournant le globe un soir, comme je le fais souvent, dans mon atelier sur la côte nord de la Bretagne, je suis tombé, au large de la côte ouest de l’Amérique méridionale, sur un plateau sous-marin, émergent, nommé le Plateau de l’Albatros. Voilà, je l’avais mon titre. Ce premier livre spécifiquement géopoétique fut suivi quelques années plus tard par un autre, au titre plus explicite, peut-être même provocateur, Au large de l’Histoire : le noyau théorique géopoétique central étant entouré (parfois devancé, parfois développé) par toute une constellation d’autres livres (narration et poésie) présentant le cheminement existentiel d’un nomade intellectuel qui s’était mis en chemin avec l’intention d’ouvrir un nouveau champ.

Voilà, c’est ma proposition, le terrain le plus propice pour toutes sortes de travaux et d’actions susceptibles de mener à un avenir valant vraiment la peine d’être vécu.

Un dernier mot, en conclusion (provisoirement). Je ne dis pas que la géopoétique est la réponse à tous les « problèmes ». Il n’y a que de petites têtes agitées pour réclamer des réponses rapides à tous les problèmes. La géopoétique, subtilement conçue, est plus, beaucoup plus, que la solution d’un problème. Toute sa conception, sa configuration entière, se situe en dehors du problématique. Ce que je dis, c’est que, si jamais un nouveau mouvement terrestre, mouvement en vue d’un monde, a lieu, la géopoétique en fera partie intégrante, en constituera à la fois la pointe intellectuelle et le ton fondamental.

Kenneth White
Avril 2020

P.-S.

Note de la rédaction : lire une recension de Au large de l’Histoire.

En logo une photographie de Jean de Pommereu.

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