La Revue des Ressources

FICTATION 

…rentrer dans l’écoute par les méandres d’une écriture de l’oreille…

jeudi 1er avril 2021, par Anouck Genthon, Antoine Läng


FICTATION

FICTATION a été composé à partir d’une série de sessions d’écoutes du Parc Beaulieu à Genève, d’observations sonores étendues sur une année, en 2018, et restituées sous forme de notes et de dessins dans des carnets.

Ces observations ont permis de produire un appareil de notes à même de servir de support à une réflexion sur l’écoute en rapport avec la question du lieu, qu’il soit envisagé sous la forme d’espace sonore, de territoire ou sous sa forme de parc public.

Cette réflexion ouvre sur une approche plus générale de la question de l’écoute, en intégrant les modalités de la perception auditive d’un lieu, et des manières dont sa représentation s’en trouve transformée et peut être partagée sous une forme poétique.

…une invitation à rentrer dans l’écoute par les méandres d’une écriture de l’oreille, elle-même nourrie de sons…

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SUPERPOSER

Le parc est traversé par le milieu dans la longueur par un chemin goudronné et bordé d’arbres ; un sentier de gravier est apparu progressivement dans le gazon piétiné, une diagonale pratique pour couper la partie sud du parc. Notre approche voulue intuitive, sans protocole, s’est néanmoins transformée au fil des visites en un rituel faussement simple, toujours au même endroit et dans les mêmes conditions, par besoin d’une forme, d’un point de départ, d’un repère, comme si partageait le son supposait une unité de lieu. Le point d’écoute choisi pour les observations du parc se trouve exactement à l’intersection des deux passages intérieurs qui coupent le parc, au pied de l’arbre le plus proche, dans l’herbe, en position assise, immobile donc, et silencieux-ses, les yeux souvent fermés ou dans le vague, le buste orienté vers le Sud, un carnet à portée de main.

Espace comme dispositif d’écoute, et pas uniquement comme lieu.

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APPRIVOISER

L’objet d’écoute qu’est Beaulieu évoque aussi des images propres au lieu selon sa représentation comme espace sonore mais aussi comme environnement, comme territoire, comme lieu de passage ou d’agrément. Leurs lexiques et leurs enjeux spécifiques ont une incidence sur la pensée de l’expérience, dans les résonances et l’amplification particulière qu’ils suscitent, que l’on pense aux échanges des corneilles dans les arbres, au passage furtif d’une bicyclette sur le chemin ou à celui, plus ample, d’un avion au lointain.

Clarté dans les positions comme dans les déplacements.

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INTÉGRER

Un espace délimité, préalablement pensé et prédestiné comme lieu de repos potentiel, d’observation, de contemplation, de récréation, de vide, de plein. J’appréhende cet espace visuellement et son architecture me renseigne sur ses usages. Je ferme les yeux. Ce que mes oreilles disent à présent que mes yeux ne voient pas. Des mises en correspondance sonores immédiates, qu’elles soient volontairement émises ou totalement fortuites. L’espace visuel est dessiné, façonné, mis à disposition ou tenu à distance. Le son nous environne sans cesse, au-delà même de l’image. Le son hors cadre, le son déborde. Une fois produite, une vibration sonore ne cesse sa route qu’à l’issue de sa courbe.

À nouveau ces attentes d’espace, attentes de perception, comme si un espace saturé devait forcément évoquer son vide. Faire avec.

PERCEVOIR

J’ai cru que le temps de l’écoute, à mesure qu’il avancerait, aboutirait sur le dessin d’un itinéraire. Il débuterait au moment du détachement progressif des sources, de leurs identités qui peu à peu deviendraient fantomatiques, comme murmurées depuis la banquette arrière de l’esprit pour qui se préoccuperait encore de l’émetteur de chaque son. De la familiarité avec ce biotope acoustique serait ensuite apparue une écoute plus attachée aux comportements et aux effets sonores, les verbes auraient pris l’ascendant sur les noms, mettant en évidence des gestes reçus par l’ouïe et transformés par l’intention derrière l’attention, ainsi que les stratégies d’écoute en oeuvre pour appréhender l’expérience du son et tenter de s’en détacher afin d’espérer vivre une écoute focalisée sur ses aspects purement sonores.

Voix. Frein. Aigu. Pas. Proche. Mère. 1986. Pas. corneille. Enfant. Voiture. Arrière. Fond. Discussion. Oiseaux. Farfouillent. Vitesse de vélo. Dérailleur. Crissement. Klaxon. 3 klaxons. Cluster. Ailes. Feuille. Corps. Marche. Talon. Terre. Humide. Ouais. Corneille. Avion. Vélo. Indéfini. Camion. Tremblement. Chaussures. Économique. Une paire. Trottinette. Tremblement. Stupeur et tremblement. Moteur. Moto. Cris. Résonance. Pas. Feuilles. Frottement. Couinement. Pas. Rythme. Vitesse. Occurence. Couinement. Stop. 12:07.

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AMPLIFIER

Le cheminement de l’écoute a résisté à tout déploiement suivant un itinéraire identique. Il me semble maintenant que chaque situation se soit construite avec une entrée en matière propre. L’expérience acquise aura permis petit à petit de façonner des repères inhérents aux événements sonores comme dans les façons de les appréhender, des les lire et de les décortiquer parfois ou plus simplement de les vivre en se tenant éloigné des outils préalablement identifiés. Je pense par exemple à la différence de perception selon le type de champ lexical, relatif à l’espace ou à la musique, où un déplacement peut être rendu en terme de dynamique ou de modification du timbre. De montrer aussi comment le moment de la rencontre de certains d’entre eux ne doit rien à leur nature, et que si certains cheminements ressortent plus fréquemment, ni ordre, ni hiérarchie, ni forme particulière ne semble prévaloir.

En position d’écoute et soudain tout s’anime.

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SAISIR

Faire l’expérience de l’écoute, se sentir faire partie d’un tout. Je ne m’extrais pas de cet éco-système dont je fais partie intégrante en tant qu’être vivant qui me situe là sous cet arbre dans ce parc. Je suis témoin et partie prenante, sans agir et pourtant agir pleinement, par mon écoute active, par ma présence singulière à ce tout englobant. Je mets à contribution un autre savoir, peut-être moins culturel et davantage intuitif. J’ai dès lors envie de me laisser surprendre par les sons, qu’ils me guident pour m’aider à percevoir la singularité de l’espace dans lequel je me trouve. Je focalise sur un petit son feutré, des feuilles voltigeant au sol, et au travers de ce seul signal sonore ténu, écouter un contexte, entendre que le son n’existe pas en dehors du contexte dans lequel il est propagé. Mon écoute de ce son feutré n’est pas neutre, elle est le résultat de ma propre perception circonstanciée de la propagation du son. Le mouvement sonore de ces feuilles me renseigne fondamentalement et m’échappe aussitôt.

Trop d’évènements et d’occurrences pour pouvoir tout saisir.

FICTER

Si parler d’itinéraire suppose qu’un ou des chemins déroulent un espace, permettent de le parcourir, de s’y diriger, il convient d’ajouter à ce type de pratique une dimension historique, qui concerne autant le lieu exploré que l’exploration en tant que telle. Une histoire de sa propre écoute dessine le croisement d’un parcours sonore qui défriche et suit des traces, les efface parfois ou les creuse, réinvente des croyances résiduelles, en produit parfois de nouvelles qui se colorent des circonstances propres à chaque tentative, donnant lieu à une expérience moins évolutive que changeante, par l’éclairage apporté par la répétition de l’exercice, mes intentions et mes refus de m’y inscrire comme dans mes oublis.

Le lien du son à la température. Je sens le chaud, je le perçois auditivement.

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CIRCULER

De telles contingences ne sont pas propres au son, elles concernent la mémoire. Elles sont un outil supplémentaire pour saisir la question de l’écoute, de ses variables et de leurs dynamiques internes, et de les considérer comme strates plutôt qu’étapes, par leur simultanéité, leurs influences manifestées ou non, et les mouvements parfois chaotiques qui s’opèrent des unes aux autres et s’hybrident pour façonner le présent.

Les événements sont éphémères, la mémoire et la composition fixent des permanences, traquent le réel. L’art n’est pas documentation, il fonctionne plutôt sur l’isolation et la reproduction de motifs.

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CONFONDRE

J’ai appréhendé Beaulieu, et au travers lui ce travail d’écoute renouvelée sur le long terme, avec comme point d’ancrage l’idée du palimpseste sonore. Mais je réalise a posteriori que j’ai davantage porté une attention accrue à la production de mon propre palimpseste. A chacun de mes passages, des traces accumulées, qui au fil du temps se superposent, se sur-impriment pour disparaître en partie par le filtre de ma mémoire et se re-créer aussitôt dans le creux et les plis des précédentes. Chaque jour, revenir à Beaulieu pour à nouveau faire l’expérience de l’écoute.

L’écoute de l’expérience faite à nouveau revient chaque jour à Beaulieu. Les plis précédents le creux se recréent aussitôt dans ma mémoire du filtre par parties pour en disparaître, se sur-imprimer et se superposer sur le fil du temps qui accumule des traces de chacun de mes passages. Le palimpseste de ma propre production accroit l’attention que j’ai portée d’avantage aux a posteriori qui me réalisent. Le palimpseste sonore de l’idée du point d’ancrage comme long terme sur le renouvellement de l’écoute travaille au travers de lui et de Beaulieu qui m’a appréhendé.e.

Revenir, recommencer et rejouer mon écoute de l’instant en lien avec mes mémoires. Se voir assise et s’être déjà vue, là, seule ou accompagnée par la présence d’Antoine sous ce même arbre, notre espace et rituel partagé de proxémie d’écoute. Revivre une sensation devenue familière et pourtant ne rien savoir de ce qui va advenir. La page blanche, un blanc fait d’une multitude de nuances de blancs.

Le retour au parc, comme des retrouvailles avec un environnement sonore aux propriétés spécifiques, sensation de reconnaissance, de familiarité, comme si le lieu disposait d’un langage, d’une manière propre de faire et laisser advenir les évènements sonores, une acoustique, mais un contexte aussi.

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BRUISSER

L’expérience, inscrite dans la durée et la répétition des séances, aura permis de créer au fur et à mesure des chemins plus directs vers chacune de ces strates pour mieux choisir une modalité d’écoute, préciser les intentions et imaginer quelques moyens de la susciter.

La sensation (ou l’idée) de déplacement me donne l’impression que j’arrive aux sons avant qu’ils ne viennent à moi, je vais à leur rencontre.

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BALAYER

Le vent n’a pas de constance sonore.

POLARISER

Ces notes ne dessinent pas pour autant de programme à proprement parler et ne proposent rien de définitif. Elles fonctionnement plutôt comme bribes dont l’association montre la richesse de ces imprécisions conceptuelles qui, parfois construites, parfois hasardeuses, constituent le tissu de l’écoute et ses manières d’établir des relations par le son, et proposent autant de pistes à explorer pour des écoutes à venir ou dans la composition : parce que l’observation de Beaulieu est aussi celle d’une écoute, composite et complexe dans sa structure, composée et sélective dans son déroulement, elle peut une fois reconnue comme telle devenir compositionnelle, au sens d’un détachement de l’observation et de l’analyse d’un objet, de soi et des mécanismes inhérents à cette démarche, pour la diriger vers une expérience esthétique consciente et musicale.

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IMAGINER

Je ne me suis jusqu’ici jamais posé la question du palimpseste sonore propre à Beaulieu. Quelles traces cet espace a t-il produit avant qu’il ne devienne parc ? Quelle est son histoire sonore ? Est-elle audible ? A t-elle orientée mon écoute ? J’ai aimé pourtant ne rien savoir pour découvrir cet espace dans sa fonction actuelle de parc sans pré-supposé théoriques qui auraient conditionnés, ou tout du moins influencés mon écoute.

Le monde pense une sensation différente de développer, le son entend à travers le complexe. J’accompagne les systèmes vivants non humains et humains que j’environne avec ce qui se crée des relations attentives aux êtres. Comment le son produit-il un espace cartographié ? La compréhension d’une forme autre tend vers ma perception pour aiguiser la pensée rationnelle et analytique du prisme, un temps omettant mes deux oreilles outillées du souhait de n’être qu’elles.

Je souhaitais n’être « outillée » que de mes deux oreilles, omettant un temps le prisme de la pensée analytique et rationnelle, pour aiguiser ma perception et tendre vers une autre forme de compréhension. Comment cartographier un espace par le son qu’il produit ? Etre attentive aux relations qui se créent avec ce qui m’environne, aux systèmes vivants humains et non humains qui m’accompagnent. Entendre le complexe à travers le son, développer une sensation différente de penser le monde.

Espace polygonal en mouvement
polygonal en espace.

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RIRE

En éveil de veille, une écoute d’ensablement ou de collision risque de tout anticiper pour les oreilles, ouvrir en pleine nuit sur un bateau de quart, comme le vif sur une écoute. Mon écosystème sonore appréhende de nommer au besoin des sources à l’identification, revient à la distinction du tout le plus souvent malgré mon écoute, paradoxalement. Mais les phénomènes se dissocient du possible dont il n’est plus complexe de submerger les relations sonores totalement, l’indéfinissable d’une entité sonore au coeur est sentie, quelques fois, à Beaulieu.

La bise est balayée par tout, quoi que ce soit, fixe l’impossible, l’écoute de mes pensées aussi, les sens soufflent dans tout ça, me déconcentrent du vent.

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TRAVERSER

La question de l’écoute liée à l’espace et de la façon dont ces deux thématiques s’éclairent mutuellement n’est évidemment pas nouvelle, qu’elle concerne le folklore et l’imaginaire territorial mis en musique, l’usage de cette dernière comme outil cartographique ou cadastral, ou qu’elle renvoie à ses explorations contemporaines croisées. Notre proposition repose sur notre expérience de l’écoute et de la prise en compte de ses infimes variations, afin d’explorer une manière d’entrer en relation avec l’espace par l’écoute, en construisant une musique à partir des éléments sonores qui y sont présents, faire chanter le lieu plutôt que de le chanter, en envisageant les interventions sonores comme des moyens de souligner certains éléments.

Les itinéraires audibles qui créent des poches, comme des poches acoustiques d’où les événements sonores se déploient
comme des poches acoustiques, des poches d’où se créent des itinéraires audibles.

RACLER

Imaginer un itinéraire comme une chanson dans laquelle on se déplace, au devant de laquelle on marche, où cette articulation de formes, de sens, se veut comme une composition en creux. Une écriture qui cherche moins à manifester qu’à recevoir, qu’à explorer ce que l’accueil des relations sonores propose en tant qu’oeuvre, par l’exercice d’une attention alerte, prête à entendre ce que le lieu avec ses voix multiples pourrait bien vouloir lui raconter.

OBSERVER

Inattendu de façon que n’importe quoi puisse s’’y produire, fait de l’acceptation sans doute mais à offrir tout ce qu’il a dans la saisie, ne pas apprivoiser le peu du peu que laisse l’espace.

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P.-S.

Anouck Genthon et Antoine Läng sont deux musicien.ne.s actifs en Suisse et à l’étranger dans le domaine des musiques expérimentales et contemporaines, et très intéressé.e.s dans leur collaboration par les questions liées à l’écoute et à l’espace sonore.

L’ouvrage « Fictation » — édité chez Edition Gamut, dont voici quelques extraits — s’inscrit dans le travail de collaboration de ces deux auteur.e.s.

Principalement axée autour de la composition et de la performance (« Toute première fois » 2017, « Rengaine / c’est la même chanson » 2019 et « Song walk with me » 2020), leur démarche s’inscrit dans une exploration de motifs musicaux classiques comme la chanson et de l’utilisation de leurs composants dans des contextes sonores/acoustiques variés, qu’ils soient architecturaux ou environnementaux.

Cette approche vise la création de relations inédites avec ces lieux, en privilégiant leur écoute et leur observation dans ce dialogue.

Elle cherche à construire une esthétique à partir du reçu plutôt que du manifesté, de l’attention qui précède l’intention.

« Fictation » constitue une étape dans ce travail, un retour au visuel à comprendre comme un témoignage et une synesthésie, une invitation à rentrer dans l’écoute par les méandres d’une écriture de l’oreille, elle-même nourrie de sons.

Marche sonore — Song walk with me.

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