PENSER LE CONTEMPORAIN
Si la littérature reste l’une des formes d’expression de la pensée, si l’écriture comme la lecture obéissent à des pratiques ritualisées de la part des acteurs qui se prêtent au jeu, elle a donc à voir avec l’ethnologie. Seulement, dans sa variante textualiste, l’ethnocritique veut se fonder elle sur ce qui est dit au cœur même du récit. Non pas sur les pratiques que le livre met en place mais sur celles qu’il raconte, sur ce qui, par lui, se dit du réel et d’un état du vivre ensemble. Il s’agit de faire entendre la polyphonie inhérente à l’univers culturel déployé par le texte [1], celui-ci appréhendé comme terrain de l’ethnologue aujourd’hui.
À cette approche, l’écriture contemporaine de la littérature – en France – peut opposer plusieurs résistances. Primat de la fiction, éloignement quant à l’arrière-plan traditionnel ou folklorique des personnages, au profit d’une interrogation sur l’ego, sur l’intime, apparaissent comme les principaux symptômes de la condition postmoderne du nouveau récit. À la fois repli sur soi et refus de l’inscription dans le communautaire. Rejet des particularismes associés à un populaire dégradé. Il y a, bien sûr, à cela des causes structurelles ; mais aussi le fait que l’écrivain lui-même reste le représentant d’un milieu somme toute homogène. D’un champ générant ses propres valeurs et ses propres représentations [2]. L’art tend à nier sa genèse sociale.
À ces caractéristiques s’ajoute une mise en doute bien moderne du langage dans sa capacité à dire le monde. L’ "ère du soupçon [3] " en littérature et partout rend problématique la prise en charge du réel par le verbe. Le médium, devenu retors, intransitif, tend à se fermer sur son propre murmure. La poétique des textes contemporains explore ces failles-là d’abord plus qu’elle ne dresse un constat de l’état du monde. Les théories linguistiques, la nouvelle critique, les approches structuralistes émergeant dans les années 1960 ne font que sanctionner et prolongent un tel divorce. L’œuvre est à appréhender comme totalité close. Écrire devient un verbe intransitif [4].
Dès lors, comment accréditer la possibilité d’une lecture ethnographique des romans contemporains ? Si l’analyse ethnocritique telle que la définit Marie Scarpa s’établit dans la coexistence des niveaux folklorématique, ethnologique et critique [5], il va de soi que l’effacement des marqueurs de référentialité du récit semble interdire une telle investigation. Dans ce contexte, lire L’Amant avec l’œil de l’ethnographe met à l’épreuve une méthodologie d’abord construite dans la confrontation aux romans populaires et réalistes du XIXème siècle, non emplis de doute. Ou de la possibilité d’une ethnocritique dans l’écriture à son degré zéro.
UN DOCUMENT MINE
Les cadres du refus
L’Amant relève de l’œuvre tardive de Marguerite Duras, caractérisée par une abstraction accrue quant à la retranscription des cadres de l’expérience. L’effacement des lieux, l’absence de repères chronologiques déterminés, la réduction des noms à des initiales relèvent de ce que les commentateurs désignent comme la troisième manière de Duras [6], alors que ses premiers récits mettaient en place un chronotope ressortant du réalisme qui donnait prise concrète sur le monde. À cet égard, la comparaison avec Un Barrage contre le Pacifique est éloquente. Cet hypotexte de L’Amant a pour point de départ la situation liminaire de Suzanne, jeune orpheline, confrontée à la déchéance de la société française dans l’Indochine des années 1920. Il dresse un réquisitoire contre la politique coloniale de la France. La date de publication renvoie également à une inscription fortement marquée dans le contexte historique, et revendiquée comme telle.
Au niveau du traitement stylistique de la langue du texte de 1984, les procédés de la litote, de l’ellipse, du fragment, la part toujours plus grande des blancs textuels attestent de ce refus du mode déclaratif comme de la portée informative du discours. Dans L’Amant, Duras pose ainsi une définition en creux de sa démarche : « Que du moment que ce n’est pas, chaque fois, toutes choses confondues en une seule par essence inqualifiable, écrire ce n’est rien que publicité [7]. » L’écriture se fonde ainsi sur l’indicible. Il ne s’agit plus d’explorer le réel mais d’élaborer un imaginaire sur du noir afin d’interroger l’essence même du processus créatif. Où loger alors l’ethnologique ? Car si l’effacement des repères spatio-temporels a pour corollaire, selon le mot de Claude Roy [8], l’entrée en « Durasie », il n’est pourtant pas question pour l’ethnocritique d’explorer une géographie mythique ni de construire l’herméneutique d’une symbolique fantasmatique idiosyncrasique, quelle qu’en soit la profondeur culturelle.
Le projet autobiographique à l’origine du livre met également en question la pertinence d’une lecture référentielle. Certes l’emploi de la première personne permet d’assimiler auteur, narrateur et personnage principal. Mais la portée rétrospective du récit est mise en doute par une trame chronologique qui obéit plus à la progression analogique du processus des réminiscences qu’à la succession du temps historique :
« L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne [9]. »
Le texte se fonde sur une absence, plus particulièrement sur une photographie qui n’a jamais eu lieu : « Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé [10]. » Image absolue, impossible : le récit se veut marqué par un hypersubjectivisme paradoxal, à l’origine commentaire de photographies sur le principe des libres associations, transformé en une « écriture courante [11] », libérée, rendue possible par la mort de la mère.
L’autobiographie paradoxale
Refus du rétrospectif mais introspection malgré tout qui, si elle n’obéit ni à la chronique ni à l’exigence d’authenticité du pacte référentiel défini par Philippe Lejeune [12], porte en elle l’exigence d’une visée totalisante qui embrasserait l’essentiel du vécu de l’auteur et surtout l’essence de ce qui a formé sa personnalité : l’enfance. Or, de sa naissance (1914) à l’écriture du livre (1984), la vie de Marguerite Duras se confond avec le siècle, avec une topographie aussi, qui, de Saïgon à Paris, témoigne d’une transculturalité révélatrice des identités contemporaines [13]. Ainsi, malgré une matière scripturale qui se voudrait affranchie du réalisme et des contraintes génériques, malgré un dire qui se rêverait autotélique, dans son mode comme dans son objet, il devient possible de chercher les traces d’un substrat culturel commun au cœur même de l’imaginaire le plus intime, d’interroger la pertinence à faire de cet ouvrage l’une des œuvres majeures de la littérature du XXème siècle.
Rappelons brièvement l’intrigue. À partir d’une remarque sur la beauté paradoxale de son visage vieilli « dévasté », la narratrice se remémore son adolescence indochinoise, d’abord l’image du passage du bac qui, dès les premières pages, prend valeur emblématique. C’est la rencontre de l’amant chinois, avec lequel elle va découvrir la force du désir érotique. Désir doublement interdit, par l’âge – elle a quinze ans –, par le fossé culturel surtout. Au fil du souvenir, elle évoque l’univers familial, de violence larvée, son quotidien de jeune fille solitaire, la naissance à l’écriture. L’amant est présenté à la mère, qui profite de ses largesses, mais la réalité du lien charnel qui l’unit à la jeune fille reste par tous occultée. Pourtant l’experiment [14] a eu lieu. Dans la garçonnière de Cholen, les tête-à-tête réitérés deviennent prétexte à la retranscription en écho de portraits de femmes entrevues bien après, dans les années 1940. L’adolescente s’éloigne dès lors des exigences requises par la vie lycéenne ; ses allers et venues dans la limousine du Chinois de moins en moins cachés en font vite une réprouvée. Les souvenirs d’Indochine se mêlent à la narration de la mort tardive de la mère, des deux frères aînés, au rappel de scènes traumatiques (la folle de Vinhlong, le suicide de l’amant malheureux d’une « Dame »). Le lecteur devine le désastre final de la concession de la mère, objet du roman de 1950 totalement tu ici. Le récit se clôt sur le retour définitif de la famille en France.
Texte opérant donc par touches successives, par suggestion plus que par démonstration logique. Récit impressionniste. Ce qui disparaît aussi c’est le contexte de domination culturelle et d’affrontement des minorités dans lequel il prend place. Il s’agit pourtant de l’Indochine des années 1930, touchée de plein fouet par une crise mondiale qui ne fait qu’exacerber les antagonismes :
« Quinze ans et demi. C’est la traversée du fleuve. […] Et ce matin-là j’ai pris le car à Sadec où ma mère dirige l’école des filles. C’est la fin des vacances scolaires, je ne sais plus lesquelles. Je suis allée les passer dans la petite maison de fonction de ma mère. […] Le car pour indigènes est parti de la place du marché de Sadec. Comme d’habitude ma mère m’a accompagnée et elle m’a confiée au chauffeur, toujours elle me confie aux chauffeurs des cars de Saigon, pour le cas d’un accident, d’un incendie, d’un viol, d’une attaque de pirates, d’une panne mortelle du bac. Comme d’habitue le chauffeur m’a mise près de lui à l’avant, à la place réservée aux blancs [15]. »
Ce passage est révélateur en ce qu’il signe à la fois l’effacement des repères spatio-temporels (mention vague de vacances), et qu’il révèle la réalité du statut social de la mère et de la jeune fille, à la fois privilégiées comme blanches, objets d’égards, mais relevant d’une aristocratie déclassée (elles vivent en périphérie, dans une petite maison ; la mère tient une école « indigène » ; la jeune fille prend le bus « indigène »). L’hyperbolisation des dangers potentiels révèle également un climat d’hostilité latente en même temps qu’elle préfigure la rencontre ultérieure avec le Chinois, objet de réprobation [16].
Si la situation de ségrégation raciale dans l’Indochine des années 1930 n’est évoquée que par touches, les portraits de femmes opèrent, chez Marguerite Duras, comme mise en avant des contradictions inhérentes au système colonial. Plus généralement, ils lui permettent de dénoncer la politique de la France [17]. Ce traitement allégorique des figures humaines de manière générale (le frère qui devient l’emblème du mal et de la guerre) marque également les limites d’une lecture ethnographique qui se voudrait trop collée à la signification. Reste à trouver la distance.
Situation initiale : la famille ensauvagée – intégrer la société, grandir, et réparer
L’absence de ritualité est clairement établie dans le récit :
« Non seulement aucune fête n’est célébrée dans notre famille, pas d’arbre de Noël, aucun mouchoir brodé, aucune fleur jamais. Mais aucun mort non plus, aucune sépulture, aucune mémoire [18]. »
Le récit de formation – puisqu’il s’agit de dire l’experiment – s’ancre dans un cadre familial fondamentalement incomplet. Le père est mort. L’inaptitude aussi de la jeune fille à répondre aux exigences communautaires a pour raison la folie d’une mère présentée comme victime d’un système colonial corrompu [19]. Son « grand découragement à vivre [20] » reste la raison principale de l’incapacité pour la mère à offrir un cadre de vie systématique : « Cette façon, justement, qu’elle avait, tout à coup, de ne plus pouvoir nous laver, de ne plus nous habiller, et parfois même de ne plus nous nourrir [21]. »
Folle à ses heures, la mère fait figure de veuve carnavalesque, s’échinant à porter des bas rapiécés et des robes informes malgré la chaleur, marchant de travers, usant tout « jusqu’au bout », comme une paysanne. Elle « vient tout droit de sa ferme picarde peuplée de cousines [22] » mais se coiffe à la chinoise, se traîne dans une voiture décomposée qui fait un bruit de tonnerre. Elle est cause de honte. En même temps, un peu sorcière, la mère entretient un rapport privilégié à la mort. Le décès de son mari lui est annoncé par le cri d’un oiseau [23]. De retour en France, elle dort avec les animaux, abandonnée dans son château dans la forêt. La marginalité de la mère a pour conséquence un style de vie hors-la-loi de l’ensemble de la maisonnée. La narratrice et ses frères mais également leurs domestiques vietnamiens engendrent ainsi leur propre méthode de légalité. Les repas, composés de riz, de petit gibier (caïmans, échassiers, « saloperies [24] »), préparés par les boys, relèvent de l’univers sylvestre, de l’espace sauvage. Ce sont également des moments d’affrontements violents autour de la tablée, où le trio des enfants n’obéit plus qu’à la loi du plus fort [25]. Soit l’absence de droit.
Des quelques rites pourtant instaurés par la mère, il faut en mentionner trois qui ont le statut de véritables hiérophanies familiales. C’est d’abord l’observation du ciel nocturne, à Vinhlong, à la saison sèche, lorsque la mère est triste, expérience placée sous le signe du chien et du hurlement. C’est surtout le nettoyage périodique de la maison « à grands seaux d’eau [26] », vraie scène de purification, qui donne lieu à des chants et des rires – rares – ainsi qu’à la participation de toute la communauté, à égalité, blancs comme « indigènes ». À noter également que cette pratique n’intervient qu’une fois le grand frère rentré en France, c’est-à-dire une fois l’élément mortifère écarté.
Enfin, la photographie occupe une place originale dans L’Amant. Il faudrait insister sur la thématique narrative du portrait, de l’image, la mise en abyme du récit que ces motifs permettent. Je m’attarderai ici seulement sur la dimension cérémonielle de l’acte photographique tel que la narratrice le retranscrit. C’est l’image mortuaire, photographie du désespoir, quand la jeune fille a quatre ans, qui annonce déjà la mort du père [27]. C’est surtout la visite solennelle périodique au photographe de la ville [28]. Véritable sacrifice financier qui obéit à une nécessité interne de la part de la mère, impénétrable, le cérémonial des vêtements, des poses, des coiffures et du maquillage des enfants est immortalisé dans une image qui ira en rejoindre des dizaines d’autres au fond des tiroirs, en attendant leur exposition aux cousines, de retour en France. Portraits de famille, ils consistent en fait en l’établissement d’un constat presque mathématique de la croissance des enfants. Jamais de photographies de lieux. Elles sont destinées à attester d’un statut lors des rencontres entre proches. Ce sont aussi des sortes d’icônes, malfaisantes, qu’il ne faudrait pas, voir mais apotropaïques, révélatrices de l’hypocrisie d’une famille de pierre : « On ne se regarde pas mais on regarde les photographies [29]. » Signe d’appartenance également, dont la pratique était courante chez les Vietnamiens d’alors et qui visait à la reproduction de l’identité dans le temps (retouches, costumes). C’est cette image que la mère réalise à la veille de la mort.
La marginalité de la famille, marquée sur le plan biologique par l’absence du père et sur le plan social par la mise au ban d’une femme qui n’a pas su exploiter ses terres, se traduit physiquement et spatialement par les thèmes du métissage et du sauvage. Dans la photographie ultime de la mère, celle-ci est décrite comme une indigène. Le jade, la robe rouge, le chignon sont les attributs des anciens. Le petit frère a, de même, un corps de coolie. La jeune fille porte des tresses d’indienne, elle est assimilée par sa minceur aux « enfants maigres et jaunes [30] ». Avec le cadet, elle va chasser régulièrement. Ils maîtrisent l’espace nocturne de la forêt, parlent vietnamien, mangent du grillé et du cru. C’est une marginalité géographique de fait, puisque la concession se situe aux confins du Vietnam et du Cambodge, à proximité de la jungle et de la montagne, loin des routes, hantée par les enfants et les chiens. La salinité des sols empêchant la culture du riz, toute ritualité liée au cycle agraire est de facto impossible. Dès lors, la communauté (la famille et les villageois attenants à l’exploitation) est condamnée à vivre à l’état de nature [31].
C’est donc un monde inversé qui figure comme point de départ à ce récit de formation. Marginalisée, la microsociété dans laquelle grandit la narratrice incarne un désordre, ludique mais cruel, propre au monde de l’enfance, dont elle doit s’affranchir pour intégrer l’ordre des adultes. Plus qu’une contre-culture, l’univers familial représente une asystémie menaçante pour la jeune fille, arrivée à un moment charnière de son existence. Les oscillations perpétuelles entre le proche et le lointain, l’éclatement spatial, les motifs de la traversée, du bac, de la voiture, l’enlisement dans un temps visqueux [32] montrent s’il en est besoin la nécessité pour elle d’ordonner son univers. L’expiment sera le rite, de passage et de fondation.
DE L’ENFANT A LA FEMME : L’EMERGENCE D’UNE SEXUALITE
« J’ai quinze ans et demi », moment marqué comme invariant culturel
Si l’analyse d’un niveau folklorématique référentiel reste difficile à réaliser, le récit développe néanmoins la logique propre d’une ritualité « bricolée [33] » au sein de la famille sauvage. Dès lors, l’interprétation proprement ethnocritique, qui « offre l’avantage d’entrer dans la logique interne et spécifique du travail de signifiance du texte littéraire [34] », demeure pertinente. Bien plus, l’autobiographique offre le récit de la formation de la narratrice. Le titre oriente dès l’ouverture la lecture vers la découverte de la sexualité, soit la sortie de l’enfance. Van Gennep, entre autres, a montré qu’il est toujours question d’un moment fortement encadré par la communauté, que la cérémonie ait lieu formellement ou de manière plus diffuse, en public ou non. Il faut réaliser l’entrée du jeune dans l’ordre des adultes, lui apprendre à maîtriser son corps, le préparer au mariage, à la reproduction de l’espèce mais surtout du social. Il s’agirait de démontrer la forte structuration ritique de l’épisode de la rencontre amoureuse dans L’Amant et, au-delà, dans la répétition d’un motif qui innerve l’ensemble de l’ouvrage, l’homologie structurelle entre cet épisode rituel et le macro-récit, la forme littéraire qui l’accueille.
Car, au niveau narratif, le rite se développe selon plusieurs axes. Progressant le long d’une ligne en boucle, l’épisode de la rencontre est réitéré avec des variations de détails à chaque occurrence. C’est le passage du bac à proprement parler, moment de franchissement d’une frontière matérielle, ouvrant sur ce que la narratrice nomme l’experiment [35], qui désigne de manière euphémistique l’initiation sexuelle en propre. De cette rencontre dérive une relation plus durable, qui ouvre sur une période de marginalité/liminarité étendue (« pendant un an et demi [36] »), circonscrite spatialement et temporellement (les rencontres à Cholen, quartier chinois, souvent les après-midi, dans la garçonnière), qui ne pourra se clore que par le départ définitif de l’une et le mariage du second – dans le respect de traditions dont les aînés sont garants [37].
L’épisode du bac est introduit par vagues successives à partir de la mention de l’âge de la jeune fille qui opère comme phrase invocatoire [38]. Le souvenir surgit alors. L’image est décrite au présent, progressivement reconstituée. D’abord c’est l’évocation de la séparation d’avec la mère, la montée dans le bus de Sadec. L’enfant est confiée à la garde du chauffeur. Le véhicule traverse le Mékong sur le bac, comme après chaque vacance : « Je descends toujours du car quand on arrive sur le bac [39]. » Description de la tenue de la jeune fille sous le signe du paradoxe, qui en marque la singularité (robe la voilant à peine, chaussures hautes, chapeau). Étrange, le vêtement reste cependant la marque courante – carnavalesque – de l’adolescente à cette époque. Dans un second reflux des souvenirs, la narratrice s’attache à décrire les soins qu’elle a prodigués à son corps. La mention du rouge à lèvres « ce jour-là [40] » atteste d’une première rupture qui conditionnerait l’événement de la rencontre. Les réminiscences suivantes introduisent à l’univers sonore du passage, point de départ d’un éloge de la beauté du fleuve, mais surtout du tissage de ce moment et du désir d’écriture. Enfin l’apogée de la remémoration a lieu dans la retranscription du premier échange avec le Chinois [41], échange ouvrant alors au récit fragmenté de la vie à Cholen. Cigarettes, refus, échanges de regards, formules de politesses : autant d’étapes de l’interaction micro-ritualisées qui sont ici présentes, sourdent.
Séparation d’avec l’univers de l’enfance (le bus et le chauffeur), marginalité dans la contemplation du Mékong, agrégation à la nouvelle société de l’amant (« Je ne ferai plus jamais le voyage en car [42] ») : l’épisode du bac obéit donc à la structure ternaire type des rites d’initiation. Bien plus, il représente en lui-même le moment de la séparation d’avec l’univers familial et ouvre sur la période liminaire de Cholen, elle-même permettant la réagrégation à plus long terme à la société française, qui aura lieu après le retour de l’adolescente en France. Les cinq traits de la grammaire ritique sont donc inscrits en creux dans le texte [43] :
Ainsi l’emboîtement des niveaux symboliques et sociaux du rite, l’homologie structurelle entre celui-ci et la trame narrative – qui opère par vagues jusqu’au franchissement ultime, l’aveu – font de L’Amant un document fortement organisé, mais silencieusement, dans l’ordre d’une anthropologie des pratiques.
L’image des passages : constitution d’un monde polarisé
L’épisode du bac reste donc le paradigme principal autour duquel s’articulent les autres occurrences du thème du franchissement, de la circulation. Nous avons vu précédemment comment cet événement opérait par dévoilements progressifs dans la narration, dévoilements qui marquent chaque fois un éloignement plus grand d’avec l’univers familial, une conquête de l’intime. Ces vagues et ces méandres structurels reprennent l’image du Mékong, l’écriture se fait navire au gré du courant de la durée intérieure. Sur le plan symbolique, il représente la transition vers l’âge adulte. C’est à l’échelle de la micro-histoire qu’il s’agit maintenant d’analyser son fonctionnement.
Rapidement le bac est remplacé par la limousine qui prend en charge le corps de la jeune femme sur l’autre rive. Qui la promeut également à une vie sociale plus élevée en raison de la richesse financière de l’amant [44]. Puis le « compartiment [45] » de Cholen se substitue aux véhicules matériels. L’image est significative, qui fait référence aux cabines de bord plus qu’à une chambre en dur. Elle est déjà – toujours – dans le navire, en allée. Métaphoriquement, la narratrice entame sa traversée, comme lui l’a vécue à Paris [46], et qui ne pourra se clore que par la reprise du thème sur le mode majeur : le retour en France sur les paquebots réels des Messageries Maritimes [47].
L’épisode conclusif, le dernier voyage, opère d’ailleurs également par détachements progressifs, cette fois sur le plan matériel. Ce sont les remorqueurs qui hissent le bateau le long de la rivière de Saïgon. Une fois à quai, l’escale dure huit jours. La France est en Indochine, momentanément. Car les paquebots sont de véritables « villes [48] ». Ils donnent lieu à la « formation de sociétés de hasard [49] » avec leurs codes, leur système de valeurs. Reprise en extension (la traversée dure vingt-quatre jours) mais également reprise par inversion. L’expérience amoureuse est vécue sur son versant funeste alors que la rupture avec l’amant est définitivement consommée. Le suicide d’un jeune homme, également la trahison du petit frère, qui vit une idylle avec une femme mariée, ont pour conséquence le renoncement définitif de la jeune fille à ses idéaux durant le trajet du « retour », en France l’étrangère.
Il s’agit cependant d’une inversion plus profonde du symbole. Car la narratrice, dont le statut marginal préexistait à l’initiation, dont l’accoutrement signait dès l’ouverture une appartenance ambiguë, se retrouve exclue encore une fois d’une communauté fortement hiérarchisée quant aux genres. Les traversées, elle le rappelle, réifient les différences homme-femme. Circuler, entre l’ici et le là-bas, entre le proche et le lointain, entre la maison et le monde extérieur reste un privilège masculin :
« Les départs. C’était toujours les mêmes départs. C’était toujours les premiers départs sur les mers. La séparation d’avec la terre s’était toujours faite dans la douleur et le même désespoir, mais ça n’avait jamais empêché les hommes de partir, les juifs, les hommes de la pensée et les purs voyageurs du seul voyage sur la mer, et ça n’avait jamais empêché non plus les femmes de les laisser aller, elles qui ne partaient jamais, qui restaient garder le lieu natal, la race, les biens, la raison d’être du retour [50]. »
Or la jeune fille circule. Elle ne fait même que ça. Toujours en transit, en marche, elle parcourt des espaces interdits, s’aventure dans la ville chinoise, déserte les lieux qui lui étaient réservés avant : le pensionnat, l’école, la maison. C’est une figure du mouvement, qui menace l’ordre établi. Car la polarisation – horizontale – de l’espace géographique assigne la femme au lieu du domestique. C’est un ici qui se traduit, temporellement (polarisation verticale), par un attachement au passé, à l’enfance, à la tradition. Les mères françaises sont les vestales modernes. Au contraire, marquée négativement dès l’origine par un cadre familial dont le père est absent, la jeune fille évolue dans un univers où le partage des tâches est originairement perturbé (la mère carnavalesque).
Personnage borderline, elle agit également de manière problématique lors du rite initiatique de l’experiment. L’événement inaugural se développe sur la durée [51]. La reconstitution mémorielle se fait parcimonieuse. Un jeudi, l’amant va chercher la jeune fille à la pension. Elle découvre alors la chambre de Cholen et du même coup sa « perversité [52] » à elle, du fait de la non-réciprocité des sentiments. Il lui donne son amour. Elle fera de son corps la contrepartie du désir. La malignité se manifeste aussi dans la part considérable des échanges parlés antithétiques du contact des corps impliquant la pudeur. Les paroles de la narratrice causent « l’épouvante » du Chinois. Les rôles s’inversent. Le sacrifié devient l’amant, qui pleure, de l’absence d’amour, qui la pénètre physiquement sans posséder son âme. Le corps de l’homme également, « imberbe », « de miel », « doux », « maigre », est du côté de la féminité. C’est un homme-douleur. À noter la thématique du sang : la jeune fille était dans l’ignorance alors que l’homme n’hésite pas à toucher, laver. L’image de la mère, figure de l’interdit, reste omniprésente en dialogues. La conversation est assourdie par les bruits de la rue. L’odeur pénètre ce lieu « de naufrage », odeur du feu, de la forêt, du sauvage. L’espace initiatique est un lieu poreux, troué, de circulation généralisée des identités, qui renvoie la narratrice à son passé plus qu’il ne la projette dans une nouvelle communauté. C’est l’espace de la mort symbolique : « Aucun matériau dur ne nous sépare des autres gens. Eux, ils ignorent notre existence [53]. » La narratrice concède aussi à son amant une connaissance pratique : il est l’initiateur. Si néanmoins l’épisode inaugural de leur relation se clôt par un partage alimentaire et leur première « vraie » discussion, l’impossibilité du mariage du fait de l’endogamie stricte des deux milieux transforme la découverte en « déshonneur [54] », l’expérience en souillure, l’enfant en prostituée.
Le système des objets, ou comment circuler
Du moment qu’elle affiche sa relation avec le Chinois milliardaire, l’enfant pour la mère devient la « saleté », la « chienne », la « souillure ». Or ces valeurs ne sont opérantes, stigmatisantes, qu’au sein d’un monde fortement structuré : « là où il y a saleté, il y a système [55] ». Et en effet, la jeune fille est doublement perdue. D’abord, dans le carcan des valeurs de la société française d’alors, les relations hors mariage ne sont que très rarement tolérées. Elles doivent, quoi qu’il en soit, aboutir à l’alliance. Le rapport sexuel a pour finalité la constitution d’une cellule familiale. Les douze ans d’écart entre les amants sont aussi un obstacle. C’est surtout la différence culturelle, raciale dans le vocabulaire de l’époque, qui fait de l’enfant blanche la chose d’un Chinois, sujet tacite de transactions financières, qui demeure scandaleuse [56].
Car l’argent est investi de manière ambivalente. Dans cette famille de fonctionnaires, le prestige des carrières intellectuelles persiste. L’agrégation de mathématiques semble être la seule issue permise à la jeune fille en vue de son émancipation. Objet redouté mais désiré, le salaire de la mère est chèrement acquis, et puis dilapidé par le frère aîné. C’est par ce fluide véritablement sacré que la malédiction s’est emparée de la concession prêtée sur gages. L’argent demeure alors la marque de l’asservissement de la mère à l’État, vraie cause de sa folie. Il reste surtout le seul dédommagement accepté, voire exigé de sa part, comme contrepartie de la cession de l’enfant. Il s’agit bien d’une prostitution tacite : « Il dit que décidément il n’a pas eu de chance avec moi, mais qu’il me donnera quand même de l’argent, de ne pas m’inquiéter [57]. »
Compensation absolue du don de virginité, l’argent demeure pour les adultes l’opérateur symbolique le plus convoité. Avec l’amour, il semblerait qu’il soit la seule puissance capable d’ouvrir les portes, de déployer des ponts. De manière plus générale, l’ensemble du récit met en scène des objets fortement investis qui œuvrent également comme intermédiaires, comme clefs, pour l’héroïne. La bague relaie l’argent et la nourriture dans la relation des amants. Sésame aux yeux de la jeune fille dans son affirmation vis-à-vis des autres pensionnaires, le diamant justifie la relation non parce qu’il promet les fiançailles mais parce qu’il « vaut très cher [58] ». L’anneau signe également la complicité retrouvée avec la mère en même temps que le maintien de l’interdit sexuel [59].
Empreinte de l’illégitime (c’est un « crapaud » dans le Barrage), la pierre montée marque l’appartenance éclatée de la jeune fille, affiliée à l’amant mais également à la mère. Elle permet la circulation entre les univers de l’enfance, de l’adolescence, de l’âge adulte. Elle entérine un état de fait sans néanmoins ouvrir sur l’alliance, reste du signe du manque. D’autres marqueurs corporels sont présents avant la rencontre. Bien plus, attestant de l’identité composite de la narratrice, ces attributs permettent de postuler la dimension proprement sacrificielle de sa relation au Chinois. La description de la jeune fille intervient en effet très tôt dans le récit. Elle a valeur programmatique et dénote, par son éclectisme, de la « pitrerie [60] » de l’enfant comme reprise de la folie de la mère. L’accoutrement canalise tout le scandaleux de l’ethos du personnage.
Une robe de soie « usée », anciennement portée par la mère, « sans manches, très décolletée [61] », comme les robes éternelles cousues par Dô. La ceinture de cuir des frères encercle les reins, affine la taille. Un doute subsiste quant aux chaussures : elles seront finalement d’or, ornées de brillants, chaussures « du soir », à talons, portées pour aller au lycée le jour la semaine. Véritable sandales d’Hermès, elles préfigurent l’émancipation physique de la jeune fille : « C’est ma volonté. Je ne me supporte qu’avec cette paire de chaussures-là […]. Ces talons sont les premiers de ma vie, ils sont beaux [62]. » Chaussons d’or mais soldes soldées. Le visage reste la troisième zone corporelle soulignée. Crémée, fardée, l’adolescente a emprunté la poudre Houbigan de sa mère. Exceptionnellement, elle porte aux lèvres un rouge sombre, vraisemblablement volé par une amie. « Je n’ai pas de parfum, chez ma mère c’est l’eau de Cologne et le savon Palmolive [63] ». Par sa tenue dans l’image absente du bac, la jeune fille arbore sur sa chair les marques d’une identification aux frères (le cuir, le serré), à la mère (robe légère, cosmétiques), à l’enfance (odeur de savon). Elle fait également allégeance à l’amitié – qui se déplace déjà vers le côté de la féminité. Enfin elle affiche une pauvreté qu’elle porte comme une seconde peau et renverse (la robe en soie claire, transparente, aussi parce qu’usée, les chaussures déplacées).
C’est surtout le chapeau qui canalise toutes les contradictions de la silhouette. D’homme mais qui « colore de rose toute la scène [64] », en feutre, à bords plats, orné d’un large ruban noir, il est la marque singulière, l’inconvenance suprême. Il cristallise le désir de l’amant. En même temps, le porter oblige la jeune fille à natter ses cheveux à l’indienne. C’est l’expérience de la transfiguration, de la dépersonnalisation, de la rupture avec les formes rondes de l’enfance qui séduit alors : « Soudain je me vois comme une autre, comme une autre serait vue, au-dehors, mise à la disposition de tous, mise à la disposition de tous les regards, mise dans la circulation des villes, des routes, du désir [65]. » C’est le signe avant-coureur de sa prostitution, le « lien avec la misère [66] » cautionné par la mère, la promesse de rédemption. Se donner un mauvais chapeau c’est aussi se perdre de réputation.
Ainsi, sur la structuration horizontale et verticale de l’univers symbolique de L’Amant se greffent des opérateurs matériels, associés de manière privilégiée au corps de la narratrice, qui garantissent sa capacité à circuler entre des lieux et des moments étanches. En même temps, ces attributs hétérogènes signent une identité problématique, carnavalesque, mouvante. Effigie de la « famille en pierre [67] », la jeune fille est tout à la fois femme-homme, femme-enfant, sœur, fille, pute, traître et complice. Véritable sémaphore, elle se fait dans sa chair tout entière intercesseur et passeur. Comme la folle de Vinhlong, elle parcourt des espaces et des temps hétérogènes afin de concilier les contraires – aussi ce que fait l’écriture. Hors lieu, le « je » devient hors-la-loi. La réversibilité est son mode opératoire privilégié, permise aussi par le processus de reprise narrative. Littéralement, la jeune fille porte le chapeau. Victime émissaire, elle assume le poids de la faute familiale, de la misère, qu’elle convertit en infraction sexuelle. Sa prostitution devrait idéalement garantir la rédemption de la mère, sa réintégration à la société englobante, dont le récit écrit marquerait l’ultime achèvement.
L’HYBRIDITE ET LA MENACE DU METISSAGE : VERS L’IMPENSE ANTHROPOLOGIQUE DU TEXTE
À partir d’une étude sur les médiateurs avec le monde sauvage dans l’univers cynégétique européen, Sergio Dalla Bernardina dresse le constat suivant : « Dans l’imaginaire occidental, le passage de la nature à la culture est souvent assuré par des personnages hybrides, exceptionnels mais inachevés, participant simultanément des deux mondes [68]. » Il s’agit de démontrer ici comment la confusion ontologique inhérente à l’héroïne représente une menace de contamination générale alors que tous les personnages entretiennent des liens de consubstantialité – réelle ou symbolique – avec elle. Le passage de la nature à la culture de la famille entière doit transiter par son corps, à elle, composite. À la fois sujet de l’initiation et trickster pour ses proches, elle ne saurait vivre qu’une ritualité tronquée. Il est donc possible de faire de l’écriture de cette autobiographie hybride le rituel ultime de réintégration et de voir en l’écrivain l’équivalent métaphorique de ce que l’infirme, l’homme raté, est sur le plan topographique.
Confusions symboliques
Origine de la structuration catégorielle du monde, la famille, pour la jeune fille, est placée sous le signe du double bind :
« […] Je ne sais plus tout à coup ce que j’ai évité de dire, ce que j’ai dit, je crois avoir dit l’amour que l’on portait à notre mère mais je ne sais pas si j’ai dit la haine qu’on lui portait aussi et l’amour qu’on se portait les uns aux autres, et la haine aussi, terrible […] et qui échappe encore à mon entendement [69] ».
Amour et haine simultanément qui font infraction à la logique mais surtout qui confrontent la narratrice à l’interdit de la diction (« éviter » ou pas de dire, modalité indécise). Duras évoque une famille maudite, une « histoire commune de ruine et de mort [70] », de possession et de mystère sacré.
La malédiction, si elle s’ancre dans la débâcle financière de la plantation [71], s’incarne surtout dans l’intensité des liens incestueux entre les quatre membres de la maisonnée. La mère, c’est « la saleté, ma mère, mon amour [72] ». Le rappel de la mort ultérieure du petit frère donne l’occasion d’un éloge divinisant de cette figure christique, de l’évocation d’une véritable passion : « Cet amour insensé que je lui porte reste pour moi un insondable mystère [73]. » Sa disparition lors de la seconde guerre mondiale marquera, dans le même moment, la mort symbolique de l’auteur suivie de renaissance. Les liens de la jeune fille avec le frère aîné sont, eux au contraire, marqués par la distance et la peur. Face à cet individu colérique, elle reste silencieuse soumise mais aussi la seule qui sache en canaliser la violence.
La logique incestueuse des rapports familiaux dessine deux couples antagonistes fonctionnant par analogie. La narratrice et le petit frère, par l’amour protecteur qu’ils se portent, sont l’équivalent inversé de l’amour dévastateur de la mère et du fils aîné. Le petit frère et au grand ce que la fille est à la mère (amour-mépris et victimes de leurs coups). Complémentarité également puisque le tabou du contact des corps entre l’aîné et la narratrice est résolu par le recours à la mère. Inversement, la mère fait appel à l’aîné lorsqu’il s’agit de corriger le plus jeune.
Les couples familiaux ambivalents cristallisent donc les sentiments extrêmes. Ils rendent également problématique le recours au langage. La confusion généralisée de l’univers symbolique s’incarne alors dans la multiplication de la figure des doubles. L’amant et le petit frère tendent à fusionner. Leur corps faible et métissé, féminisé, les place en position d’infériorité quant au frère aîné mais également quant à la jeune fille, qui tend, elle, au masculin par contraste. La folle, la femme de l’ambassadeur, Hélène L., Betty Fernandez, Marie-Claude Carpenter apparaissent comme des figures tutélaires de substitution dans la constitution d’une féminité ambiguë où la mère fait défaut. Marquées négativement par la mort, l’infimité, la traîtrise, la déchéance, à la fois sous le signe d’Éros et de Thanatos, elles figurent des doubles futurs monstrueux de la narratrice.
L’univers fictionnel dans son entier devient confus, visqueux, gluant. Les mentions sensorielles font référence au fade, au grisé. C’est l’image du fleuve qui s’étend dans la plaine, charriant les cadavres et les forêts sur des kilomètres, « la platitude à perte de vue [74] », fascinante. Force de vie, puissance osmotique, il répand aussi la lèpre et la misère. Il sépare, les pays, la famille, l’histoire, mais lie par les passes qu’il ménage. À la fois route et frontière. Temporellement, la contagion empêche toute progression : « J’ai quinze ans et demi, il n’y a pas de saison dans ce pays-là, nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau [75]. »
L’absence de saison, de cycle, est expliquée certes par le climat. Elle s’origine aussi dans l’échec de la mère à fonder une communauté rizicole. Pas de rite régulier, pas de printemps, pas de calendrier : une fécondité bloquée. La ritualité, si elle reste présente dans des formes atrophiées, ne saurait qu’ouvrir sur la perpétuation de l’indéterminé.
Ébauche d’une royauté sacrée
La famille reste la première cellule humaine. Dès lors que le principe d’indistinction empêche toute structuration au sein du foyer, la contagion s’étend à l’ensemble de l’univers parcouru par la narratrice. Dans le cadre d’une anthropologie entendue au sens large, René Girard mais aussi Bataille avant lui ont démontré le fait que la dissolution des différences représente une menace réelle pour toute société, l’essentielle. Car l’indifférenciation des éléments du monde préfigure une sortie de l’ordre du symbolique au fondement de toute culture [76]. L’indistinction généralisée se confond avec une violence anarchique qu’il faut convertir pour Girard dans le moment de la crise sacrificielle. La victime émissaire, en effet, a pour tâche de canaliser les pulsions destructrices. Katharma, réceptacle de la souillure, elle interrompt le mouvement de dissolution. Sa mise à mort recrée l’unanimité de la communauté. Elle inaugure le premier sacrifice, avant le rite institué.
La violence maléfique dans L’Amant s’incarne d’abord dans la figure proprement mythique du frère aîné. Plusieurs caractères de ce personnage permettent un rapprochement avec les attributs rituels du roi sacré tel que défini à partir du système monarchique traditionnel du Swaziland. Incestueux, voleur, joueur, assassin, c’est un être nocturne qui règne sur la forêt. La « nuit du chasseur », comme leitmotiv de ses potentialités mortifères, rappelle le silwane du monarque africain, son « être comme une bête sauvage » qui en commande la mise à l’écart [77]. Roi pêcheur/pécheur, le frère n’obéit qu’à la force, celle d’abord qu’il instaure, ruinant aussi bien la mère que les domestiques. Colérique, physiquement imposant, il est marqué par l’hybris. Rendu plus tard responsable de la mort du cadet, incarnant le désastre universel de la guerre mondiale, il reste pourtant le garant de la loi, la seule connue, celle du sang. Il maîtrise la parole, détermine les exécutions symboliques, régente le partage de la nourriture. C’est le versant noir de la divinité bonne incarnée par le second fils. Le tabou du contact avec la sœur en fait aussi son double inversé, elle son substitut sacrifiable. La purification de la maison ne pourra s’opérer qu’après son départ à lui l’aîné pour Paris.
Matérialisation de la « loi animale [78] », le frère aîné ne peut être mis à mort sans que l’ordre cosmique soit remis en question. La conversion de la violence néfaste doit dès lors s’opérer au travers du double complémentaire inversé : la sœur dégradée. Le sacrifice opère donc par le sang, sang offert de la jeune fille dans l’acte sexuel. Sang dès lors souillé par le mélange des races et l’inversion des genres. L’adolescente « court le plus grand danger [79] ». Elle « empuantit » la maison. Objet de répulsion qui canalise les haines. Après l’experiment, la violence familiale se tourne tout entière contre elle. Paria également rejeté de la communauté de ses pairs, la jeune fille demeure plus que jamais solitaire. La romancière reste consciente de la substitution sacrificielle alors opérée, dans la complicité tacite avec la mère tutélaire :
« Les fils c’est les déserts […]. Reste cette petite-là qui grandit et qui, elle, saura peut-être un jour comment on fait venir l’argent dans cette maison. C’est pour cette raison, elle ne le sait pas, que la mère permet à son enfant de sortir dans cette tenue d’enfant prostituée. Et c’est pour cela aussi que l’enfant sait bien y faire déjà, pour détourner l’attention qu’on lui porte à elle vers celle que, elle, elle porte à l’argent. Ça fait sourire la mère [80]. »
Le sacrifice métaphorique tend à la prostitution rituelle s’il ne compromettait réellement et singulièrement l’avenir de la jeune fille. Car l’acte sexuel, unique, réalisé malgré l’interdit, scelle surtout une solitude définitive. Le mariage n’est plus envisageable. Éternelle femme-enfant, la narratrice vit son expérience comme mise au ban, comme mort symbolique à l’ordre social à jamais. La concomitance de l’auto-immolation et de la venue à l’écriture laisse penser à la découverte d’un ultime refuge, de la possibilité dernière de la rédemption : le récit comme conversion.
Les vivants, les morts, le chant
Si le sacrifice, fondateur, de la pureté de la jeune fille a pour fonction de réparer les profanations accomplies par le frère-tyran, il vient de manière plus générale régulariser un rapport à la mort brouillé. Car, c’est là le point crucial, ce que la violence anarchique met en cause dans la subversion des différences, c’est la dissociation radicale des générations, des vivants et des trépassés, et donc l’inscription de l’humanité dans le temps. La famille semble marquée dès l’origine par la mort du père qui inaugure la déchéance sociale. L’absence de sépulture détermine l’absence de mémoire, autrement dit l’absence du corps [81]. Plus que décédé, le père est un disparu, mort-vivant. Le déficit de rites est également visible dans le traitement ultérieur quasi-incestueux des cadavres de la mère et du grand frère : « Elle a demandé à ce que celui-là soit enterré avec elle. Je ne sais plus à quel endroit, dans quel cimetière. Je sais que c’est dans la Loire [82]. » De même, le petit frère, sans tombe, sans dépouille, reste à jamais éternel.
Si les morts hantent les vivants, les vivants, à l’inverse, sont des presque morts. Mort sociale, nous l’avons vu, mais également mort mentale de la mère lors de ses crises d’absence (la « photo du désespoir [83] »). C’est la haine qui dévore la fratrie, l’alcool de la narratrice âgée [84], son visage « détruit [85] » sur lequel s’ouvre le récit. Bien plus, la relation des amants elle-même, parce qu’elle n’est pas soumise à l’usure, est placée sous le signe de Thanatos [86]. D’elle, nous pourrions dire ce que Georges Bataille écrivait sur l’érotisme sacré : « l’approbation de la vie jusque dans la mort [87]. » L’image photographique telle qu’elle est pensée en creux dans le texte emblématise la synthèse des deux mondes. Elle rend présents les disparus tandis qu’elle fige dans une extra-temporalité le visage des vivants des temps passés ou pas. Les êtres empreints pour la narratrices ne sont jamais reconnaissables.
Ainsi l’experiment sexuel de la jeune fille, pensé comme rite d’expiation-conversion, a pour ambition de clore un passé de confusions, de réconcilier, d’ouvrir sur un réagencement définitif du monde. Il instaure l’entrée dans le temps historique : « La sexualité “nue”, “pure”, est en continuité avec la violence ; elle constitue donc à la fois le dernier masque dont se couvre celle-ci et le début de sa révélation [88]. » La réconciliation finale opère par une nouvelle séparation, celle – ultime – d’avec l’amant, qui ouvre sur l’intégration à la société, la plus étrangère, de la métropole. Nouvel et dernier exil, métaphorisé dans le paquebot de l’amour et de la mort, qui traverse les mers tel Orphée remontant des Enfers. Si la violence ultime, l’arrachement, la plus grande, faite à la jeune fille est perçue comme violence fondatrice, la rencontre avec l’amant se hisse au niveau du mythe originaire. L’écriture peut prendre place et reprendre. En même temps, comme hapax, le sacrifice de la virginité ne saurait constituer qu’une ritualité tronquée, un rite bricolé, empirique, non codé a priori, d’ailleurs auto-constitué, et tenu secret aux yeux de la collectivité. La mise en récit apparaît alors comme la tentative ultime d’une réconciliation pour la conscience isolée d’avec l’ensemble du monde, dans un dialogue imaginaire avec les disparus.
LA SURVENUE DE L’ECRITURE
« Ce qui est en jeu, en fin de compte, c’est l’inclusion de toutes les formes culturelles dans un sacrificiel élargi, dont le sacrifice au sens propre ne constitue plus qu’une faible partie [89]. »
L’hypothèse que propose René Girard en conclusion de son essai concerne de manière privilégiée les sphères du politique et du juridique, que l’auteur tend à rapprocher des structures du théâtre grec antique (victime sacrificielle, porte-parole, rôle du logos). À l’origine de toute institution sociale s’exerce une violence coercitive qui a permis de créer initialement des inclusions et des exclusions, de fonder un système permettant des opérations classificatoires. L’imposition d’une légalité. Mais si les dimensions rituelles de la politique et du droit sont incontestablement présentes, penser un « sacrificiel élargi » semble plus discutable. Où se loge le sacrifice dans la matérialité du roman ? dans l’acte d’écriture ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une opération spontanée, ludique, autonome, d’abord gouvernée par le plaisir ? En même temps, le lien avec la mort reste présent en sourdine. Pour certains. Pour les meilleurs. Les travaux de Flaubert ou de Proust : véritables immolations à l’autel de l’art. Sans penser nécessairement les cas limites, le succès des romans policiers, de la paralittérature, pourrait aussi s’expliquer de la sorte. L’attrait de Thanatos. Mais n’est-ce pas là le lot commun de toute forme d’art mâtinée de psychanalyse ?
En fait l’examen de L’Amant en termes de rites sacrificiels permet de voir autrement les choses et de poser l’hypothèse que le livre lui-même joue comme un opérateur symbolique, pour l’auteur comme pour le lecteur. Contrairement aux récits réalistes, l’écriture de Duras en 1984 ne révèle aucun savoir folklorique. Pas de scène. Pas de pittoresque. Aucune description. Malgré tout, une ethnocritique demeure possible, non au plan des pratiques mais à celui plus structural des patterns, inscrits au plus profond de l’individu. Il est dès lors permis de lire aussi l’abstraction du style de l’auteur comme la résultante d’un déficit du symbolique lié à une triple marginalité, première puis construite (géographique, familiale, sociale) dont ici la genèse. L’écrivain n’appartient à aucune communauté.
Bien plus, l’écriture comme processus de symbolisation est ici au service de la constitution a posteriori de la dimension rituelle du sacrifice de l’enfant. Comme réparation. Des stratégies sont également mises en place (système des objets, cartographie imaginaire) afin de remédier au défaut d’organisation. La ritualité apparaît alors comme nécessité pour l’humain. Seulement les mécanismes de défense proposés par la narratrice restent de l’ordre du bricolage. Pas d’institution, pas de répétition, une culture du secret omniprésente. L’experiment, s’il demeure fondateur pour la biographie de la femme future échoue dans la synthèse intégrale de tous les antagonismes. La violence latente s’intensifie même après le retour en France. Il s’agit d’une ritualité diffuse et solipsiste, dernier recours contre un déracinement précoce et réitéré vécu comme une mise à mort.
Si le rite n’est pas ici fondateur, c’est peut-être aussi que, ressortant d’une société « moderne », « historique », la narratrice est soumise à un temps linéaire qui empêche de penser la possibilité d’une répétition conciliatrice constructrice. En même temps, la sauvagerie originaire d’une famille européenne normalement d’abord gouvernée par la « raison graphique » permet de mettre en question ce grand partage. Il n’y a pas de pensée tabulaire dans L’Amant. Tout circule dans une réversibilité généralisée. Il faudrait aussi interroger dans ce sens le style vocal de l’écriture durassienne.
Dans la coalescence de structures anthropologiques toujours prégnantes et d’un environnement social qui n’en permet plus la réalisation : est-ce là que naît la littérature ? Le livre serait alors une manière de résoudre dans l’imaginaire – c’est-à-dire aussi le réel – ces contradictions. Le thème logogénétique du chapeau tel qu’envisagé au long du texte témoigne aussi de la mise en œuvre d’un savoir anthropologique implicite qui pourrait expliquer une part du succès public du récit. Il faudrait également interroger l’image de la sorcière chez Duras. La tâche de l’écrivain serait alors peut-être de rendre accessible au langage un savoir culturel partagé silencieux par la réécriture mythifiée amplifiée du vécu. L’histoire serait aussi une sorte de réparation ; le sacre de l’écrivain une réintégration à la société dominante à partir d’une situation marginale initiale. Acculturation ou réconciliation avortée(s) ? Il faut interroger, de toutes les manières, littéralement et dans tous les sens, ce que le roman fait à la vie. De qui lit. Et de qui écrit.
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